Le Seuil publie un recueil de dix articles et discours prononcés par le grand écrivain israélien David Grossman, qui évoquent en particulier le statut d'Israël après le pogrom du 7 octobre.
Le pogrom du 7 octobre 2023, perpétré par plusieurs milliers de terroristes du Hamas venus, depuis la bande de Gaza, massacrer les habitants des kibboutz tous proches, fit 1 200 victimes, torturées, abattues, dépecées, éventrées, énuclées, brûlées vives. En s'exprimant à son sujet, David Grossman nous aide à penser l'événement. Romancier de renom international, récipiendaire du prix Médicis étranger en 2011 pour Une femme fuyant l’annonce, lauréat du prix la Paix des libraires allemandes, de l’International Man Booker Prize et du prix Érasme, il est également l’auteur de nombreux essais sans pathos, et vibrants d’une humanité bouleversante.
Des shtetl à Israël
Né à Jérusalem en 1954, David Grossman a hérité de ses ancêtres originaires de Pologne où les Juifs parlaient yiddish, une manière d’être au monde : la yiddishkeït, qui exprime cette forme de résilience au sein d’un monde hostile. Ce mot n’a pas d’équivalent dans une autre langue parce qu’il nous vient des cendres d’une étoile éteinte, la civilisation des Juifs d’Europe orientale, anéantie par les nazis. Il évoque tout à la fois le shtetl, le heder et l’étude de la Torah ; les portefaix hirsutes, les tailleurs faméliques, les colporteurs, les cordonniers. Les épouses, mères de familles nombreuses et affamées, les épiceries sans clients et presque sans marchandises, les enfants en haillons, courant pieds nus dans la boue ou la neige, la crasse. Les pogroms. Mais aussi l’humour, l’autodérision, la tendresse ; les mariages et leurs klezmers dissonants, arrivant en carriole. L’attente du Messie ou de la Révolution.
Cependant, à l’orée du XXe siècle, des foules d’adolescents rêvent de quitter cet univers misérable qui inspire aujourd’hui à leurs descendants de la nostalgie. Certains croient à l’autonomie culturelle et laïque au sein de l’Empire tsariste, préconisée par le Bund, ou à la Révolution communiste, tandis qu’une minorité qui se nomme « les Amants de Sion » se prépare à quitter l’Empire et ses pogroms pour la Palestine, afin d’y fonder le Foyer national juif.
En Europe occidentale, les premiers sionistes sont méprisés par les Juifs récemment émancipés, adeptes de la Haskala, les Lumières juives, portées par le philosophe juif allemand Moses Mendelsshon. La Wissenschaft des Judentums – science du judaïsme – voit naître son équivalent en France.
Des réalités, telles les odeurs de la cuisine, les chants de shabbat des hassidim, les cris de révolte des ouvriers du Bund, sauvagement exploités dans les usines textiles de Lodz, évoquent les dernières décennies d’un mode de vie séculaire, et de cette yiddishkeit dont les traces, nombreuses et contrastées, sont la toile de fond des romans, écrits en yiddish, d’Isaac Bashevis Singer et de son frère Joshua. Ils incarnent deux faces de ce monde disparu. Cette mémoire est présente dans l’œuvre de David Grossman.
Dire la vérité sans complaisance
Les sentiments d’altérité, de justice, d’espoir imprègnent, en dépit de circonstances catastrophiques, les réflexions, pour la plupart prémonitoires, des écrits politiques, en rien triomphants, de Grossman. Ses discours ont un grand retentissement en Israël. Il représente ce qu’on appelle « le camp de la paix », espérant un jour la voir advenir entre Israël et les Palestiniens. L’angélisme n’est pas son propos. Il ne mâche pas ses mots pour dire et répéter, aux deux parties, des vérités, qui ne font pas leur chemin dans leurs esprits. La première est d’actualité :
« Chaque fois qu’un président américain proclame à son de trompe : “Les États-Unis soutiennent le droit à l’existence d’Israël”, cela me fait bondir. L’intention est bonne, certes, mais peut-on imaginer un président qui déclarerait : “Les États-Unis soutiennent le droit à l’existence de la France” ? Ou celui de l’Italie, des Pays-Bas, de l’Égypte ou de l’Inde ?
Seul Israël, de tous les pays au monde, subit cette situation absurde : il est le seul dont la “légitimité” nécessaire à une existence stable, n’est toujours pas reconnue par les autres, après soixante-seize ans de souveraineté. Il est insupportable que ce soit le peuple presque entièrement exterminé pendant la Shoah qui vive de nouveau aujourd’hui, dans sa propre conscience et dans celle de nombreuses nations, au bord d’un tel abîme psychique. »
David Grossman est un moraliste, mais aussi un homme endeuillé lorsqu’il s’adresse aux Israéliens, car son fils Ouri est tombé au Liban le 12 août en 2006, peu avant son vingt-et-unième anniversaire. Dans la préface, invitant au réalisme, il constate : « [...] dans les guerres futures, nous ne pourrons pas vaincre grâce à nos seules forces. » Mais aussi : « [...] chaque fois qu’Israël entreprend une action en faveur de la paix, Israël ne fait pas une “fleur” aux Palestiniens, mais améliore sa propre situation et renforce ses chances de vivre une existence pleine et sûre dans ce Proche-Orient instable et violent. »
Cet opus commence par un Prologue rédigé le 10 octobre, 72 heures après le « samedi noir » dans les kibboutz du Sud d’Israël : Un cauchemar à nul autre pareil, rédigé alors que les ruines des maisons brûlent encore, que des milliers de voitures incendiées et remplies de cadavres longent les routes par lesquelles les victimes ont tenté de fuir. 1 200 hommes, femmes et enfants assassinés, en une seule journée, au XXIe siècle. 2 900 blessés, rescapés grâce à des actes de bravoure et de sacrifice, des centaines d’otages, dont une centaine, morts ou vivants, sont encore dans les tunnels à Gaza.
Grossman, qui veut croire à une solution politique, demande avec véhémence : « Est-il possible que, le 7 octobre 2023, la chance minime d’un dialogue authentique, d’une acceptation de l’existence d’un autre peuple, ait été gelée pour une durée indéterminée, voire perdue à jamais ? »
Le bonheur est-il encore possible au Moyen-Orient ?
Le deuxième texte de ce recueil est le discours prononcé lors de la remise du prix Érasme à Amsterdam, le 29 novembre 2022. Grossman raconte à l’assistance qui l’honore que lorsqu’il avait huit ans, il eut une révélation dans le bus de la ligne 18 qui l’emmenait à l’école. La radio diffusait un entretien avec le pianiste Arthur Rubinstein. On lui posa la question suivante : « Monsieur Rubinstein, en ce jour solennel où vous fêtez vos soixante-quinze ans, pourriez-vous résumer votre existence en une seule phrase ? » Le célèbre pianiste répondit : « L’art a fait de moi un homme heureux. Grâce à lui, j’ai connu le bonheur. » Le petit David Grossman fut stupéfait d’entendre prononcer le mot « bonheur » en 1951, en Israël. « Je ne connaissais pas une seule personne – dans le cercle d’amis de mes parents – qui eût osé prétendre, de surcroît à haute voix, être heureuse. » C’est ainsi qu’il décida d’accéder au bonheur d’être, un jour, un artiste.
Désabusé, il concède un peu plus loin : « la vie au Moyen-Orient m’a aussi appris à me contenter de peu quant à mes souhaits. » Comme s’il avait eu le pressentiment de ce qui allait se passer dans les rues d’Amsterdam au mois de novembre 2024, il écrit que, dans une région où chaque jour la catastrophe est la norme, il pense à Etty Hillesum qui vivait à Amsterdam pendant la Shoah. Elle aurait pu sortir du camp de concentration de Westerbork, mais elle y est volontairement restée ; elle a été déportée à Auschwitz, où elle a été assassinée. Étendue sur son châlit à Westerbork, elle se répétait : « Faites que je sois le cœur pensant de cette baraque. »
David Grossman pose cette question à ceux qui l’écoutent :
« Si nous devions nous retrouver dans pareille situation, si notre monde – dans des circonstances difficiles à imaginer pour l’heure – devait être bouleversé, comme c’est le cas pour des millions de citoyens ukrainiens non loin d’ici, nous souviendrons-nous ? Serions-nous capables de nous jeter dans cette rébellion intime et héroïque : ne pas cesser d’être le cœur, le cœur sensible, grand ouvert, à nu, tout en ne cessant de penser ? Être le cœur pensant. Encore et toujours le cœur pensant ».
David et Vassili
On convoque alors la mémoire de son homonyme russe, le grand Vassili Grossman et son roman Tout passe. Lui aussi habité par « un cœur pensant » pendant ses Années de guerre, spectateur des atrocités nazies, premier témoin à entrer sur le site du camp d’extermination de Treblinka, avec la dernière lettre de sa mère assassinée contre sa poitrine. Et évoquant cependant « la petite bonté toute simple, sans idéologie » d’une paysanne russe offrant un quignon de pain à un soldat allemand prisonnier, rampant à quatre pattes, dans la boue.
Il existe une sorte de filiation entre Vassili et David Grossman. Même grandeur, même simplicité, même pureté du témoignage. Dans « les feuillets d’Ikonikov », nous lisons :
« En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbre, rouler comme des pierres, qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu. »
Toute idée d’un bonheur possible a disparu pour David Grossman, qui écrit le 1er mars 2024 : « aujourd’hui, Israël est plus une forteresse qu’un foyer ». « Aucun des deux camps, conclut-il, n’est capable de regarder la tragédie de l’autre avec une once de compréhension – sans même parler de compassion. Un autre phénomène indigne est remonté à la surface comme une conséquence de la guerre : Israël est le pays du monde dont on réclame le plus ouvertement l’élimination. » Se dresse aujourd’hui, devant les Juifs, la terreur de voir Israël disparaître. Grossman dit que des Juifs vivant hors d’Israël lui ont confié qu’ils ont senti que leur force vitale leur aurait été retirée à jamais.
On pense aussi au poème de Primo Levi Si c’est un homme, quand Grossman s’adresse à ceux qui vivent « bien au chaud » dans leurs maisons :
« Vous qui vivez dans des pays où le concept de foyer est une donnée acquise, je dois vous expliquer que pour moi, à travers mon prisme israélien, le mot “foyer” signifie un sentiment de sécurité, de protection et d’appartenance dont la chaleur vous enveloppe l’esprit. Le foyer est un lieu dont les frontières sont reconnues par tous – en particulier par mes voisins. »
On en est encore loin.