Annie Cohen-Solal dresse le portrait magistral d’un grand bourgeois dilettante qui domina le marché de l’art moderne, d’abord surréaliste, puis américain.

Le rôle central du marchand d’art et galeriste Leo Castelli (1907-1999) dans la diffusion des œuvres de nombreux artistes entre 1957 et 2000 est bien connu dans les milieux de l’art moderne. Pollock, de Kooning, ou encore Rauschenberg ont été connus grâce à lui. Dans l'ouvrage de 700 pages qu'elle lui consacre, réédité cette année en poche, Annie Cohen-Solal éclaire pourquoi et comment Castelli a constitué le réseau qui, outre la vente d’œuvres, a permis la reconnaissance de nombreux artistes. Ce faisant, elle donne les moyens de découvrir les rouages qui forment l’arrière-fond du rapport que le public entretient avec les œuvres d’art, et le rôle des professions qui conduisent les œuvres vers le public.         

Afin de mieux connaître ce personnage (et ce type de personnage) au charme duquel il semblait difficile de résister, il a fallu croiser analyse d’archives, interviews et consultations. Annie Cohen-Solal, à laquelle nous devons déjà entre autres, dans la même collection, un très important Mark Rothko, a la patience des reconstructions et la pertinence des détails qui permettent de déployer ce genre de recherche. Dans le cas de Leo Castelli, elle a réussi à approcher son « personnage » et à obtenir des documents, des récits et des anecdotes significatifs. Elle a su aussi interroger l’entourage – famille, femmes, proches – de son « sujet » afin de construire un portrait qui évolue depuis avant la Première Guerre mondiale (Italie, Bulgarie, Roumanie) jusqu'après la Seconde (États-Unis et divers voyages).

Courtiers

Pour reconstituer ce parcours, Annie Cohen-Solal a dû concevoir sa recherche de type biographique comme une enquête policière. Ainsi découvre-t-elle que Castelli est l’homme de plusieurs vies ; un carrefour, écrit-elle, une convergence, et en premier lieu, une vie de courtier en œuvre d’art.

Dans le contexte du capitalisme et de ses effets sur le marché des œuvres d’art, les courtiers sont en effet centraux. C’est d’ailleurs en rencontrant sur une étagère de la bibliothèque de la New York University un volume de conférences consacrées aux agents d’art des débuts de l’Europe moderne, que l’autrice a senti la nécessité d’approfondir ses contacts avec Leo Castelli. Ces courtiers ont une particularité : ils sont très mobiles, grands voyageurs, connaisseurs de langues étrangères, ainsi que des milieux qu’ils veulent fréquenter, ou des réseaux décisifs relatifs à leur métier.

À ce titre, le courtier doit élaborer des plans de campagne, s’occuper des artistes qu’il veut promouvoir, inventer des expositions qui permettent de présenter les œuvres. Mais contrairement à ce que l’on peut croire ou à ce que certains courtiers présentent d’eux-mêmes, le marchand doit disposer de quelques connaissances, d’une formation en matière d’art qui doit lui permettre de discuter avec les artistes qu’il accepte de représenter. Tel est le cas du courtage que fait Castelli vis-à-vis des œuvres de Nina Kandinsky, alors en début de carrière. Ce n’est donc pas sans avoir développé une formation artistique personnelle que Leo Castelli a pu s’installer là où il en est arrivé. En particulier, dans son cas américain, une formation suivie par Alfred Barr, auquel Castelli voue une admiration sans borne, et Clement Greenberg, dont il se fait le disciple. Le premier fut le premier directeur du Museum of Modern Art de New York, depuis longtemps associé au philosophe John Dewey, le second était critique d’art, promoteur de l’art américain, dont il entendait souligner la différence centrale avec son pendant européen.

Chez Castelli, il s’agit de représenter des artistes importants pour le déploiement de l’art moderne, parmi lesquels la plupart des artistes américains des années 1950, engagés dans ce qui deviendra un conflit (en art et en matière culturelle) entre Paris et New York. Encore pour obtenir ce résultat a-t-il fallu transformer le jeune homme érudit, lecteur vorace et sophistiqué qu’il était en Europe, en un personnage susceptible de se lancer à la recherche des artistes émergents sur le continent américain, tout en s’attachant à ne pas négliger la part pédagogique des musées et des institutions culturelles et artistiques.

De Trieste à New York

Afin de bien cerner les vies de Castelli, Anne Cohen-Solal reconstruit avec une précision extraordinaire la vie de la famille Krausz, premier nom des Castelli avant de subir les flèches acérées de l’antisémitisme européen. Cette vie peut être résumée à partir des noms de villes : Trieste, d’abord, nœud autour duquel se noue ses trajectoires austro-hongroises, roumaines et bulgares, puis New York, qui a permis le plein épanouissement de Leo, devenu Castelli aux yeux et oreilles de tous, après avoir échappé au pire.

Avant New York, s’intercale un épisode parisien lors duquel il ouvre une galerie dirigée avec René Drouin. La Seconde guerre mondiale terminée, ce n’est qu’après seize années, en février 1957, que Castelli passe de nouveau à l’acte, encore est-ce dans l’urgence et la nécessité. L’autrice raconte fort bien ces seize années qui n’ont pas été vaines pour autant. Entre rencontres d’artistes, contacts divers, maintien de liens avec l’Europe, notamment René Drouin avec lequel il a travaillé autour des artistes surréalistes, il faut mentionner les six années de rencontres et de débats au Club 39 East 8th Street de New York, qui dénouent le rapport longtemps maintenu entre les artistes européens et américains, au moment de l’effacement de la vague surréaliste. C’est là que vont se concentrer les relations de Castelli, et de sa première femme Ileana Schapira, autour de Pollock, de Kooning, Kline, etc. L’autrice ne se contente pas de raconter. Elle s’interroge aussi. Pourquoi et comment un homme émerge-t-il ainsi, à l’âge de 50 ans, après s’être longtemps mis en retrait ?

Les réseaux

Il faut en effet comprendre comment Leo Castelli est devenu un marchand d’art puissant, au point de remodeler les règles de ce type de marché. Cet effort commence quand le marchand reprend ses activités depuis son appartement, en sacrifiant les différentes pièces à vivre pour former sa première galerie et montrer au monde entier les héros artistiques dont il est devenu le champion. Mais c’est tout autant l’ascension et la chute d’un marchand au sein d’un monde en constante mutation, tant dans ses pratiques que dans les œuvres d’art soutenues et que le « goût public » attend avec impatience ou néglige.  

Castelli, à force d’arpenter les salles des musées, capte le message moderniste et simultanément les capacités mondiales de la ville de New York, qu’il adjoint à la possibilité d’assigner aux artistes américains une place dans une histoire dont ils sont restés longtemps absents. C’est ainsi qu’il déploie ses activités de collectionneur, de courtier, d’amateur éclairé et de commissaire indépendant. L’iconographie de l’ouvrage en dévoile les effets par images interposées. Castelli passera ensuite pour une véritable institution culturelle, un pionnier décisif de la nouvelle scène artistique internationale. L’autrice détaille pleinement les difficultés et réussites de ces opérations.

Enfin, après s’être lancé dans l’approche d’un nouveau groupe d’artistes radicaux (l’art minimaliste et l’art conceptuel), vient l’essoufflement du galeriste, tout autant que des accusations diverses (manipulation des acheteurs) desquelles il a dû se défendre. Il se combine, malheureusement, à un veuvage et des décès, et Castelli laisse percer sa lassitude, dans plusieurs documents. Suite à son propre décès, naissent alors soit un culte porté par ses plus fidèles collaborateurs, soit des haines dont les motifs restent complexes. Et c’est avec son fils, Jean-Christophe, que l’autrice a pu décrypter l’héritage de Leo.