Deux numéros de revues nous invitent à une réflexion féconde sur les rapports internationaux, par le prisme respectif des institutions et de la traduction.
La parution de ces deux numéros jette un nouvel éclairage sur la conception des identités nationales et les hybridations potentielles entre les langues, et par conséquent les dimensions véritables du multiculturalisme.
La livraison de septembre 2024 des Actes de la recherche en sciences sociales prolonge une réflexion entamée depuis les années 2000, autour du tournant sociologique de l’analyse des phénomènes « extra-nationaux », comme les appellent les coordinateurs du numéro, Florent Pouponneau et Karim Fertikh. En un mot, il est à nouveau question, après quatre autres numéros portant sur cette question, du décloisonnement de l’analyse des objets de recherche et des relations internationales ou européennes. Qu’entendre par là ? Les objets de la sociologie ne peuvent être confinés, sauf cas particuliers, aux frontières nationales, lorsqu’ils ont une portée au-delà de ces frontières. Comprendre cela, c’est s’engager dans la nécessité de repenser les rapports entre les sociologies du national et les sociologies de l’international. En l’occurrence, elles sont dans ce numéro plutôt tournés vers l’histoire diplomatique, concernant notamment l’échelle européenne ou les politiques étrangères (par exemple au Mali, ou à travers la diffusion du cinéma français).
Jusqu’alors, les deux types d’échelles (nationale et internationale) ne se rencontraient pas. Les universitaires demeuraient dans l'ensemble chacun dans leur coin, ayant cloisonné la recherche autour de leurs propres publications. Ce manque d’échanges laisse cependant perplexe, au regard des dynamiques mondialisées du monde contemporain, mais aussi de l’évolution des espaces disciplinaires dans lesquels on constate que les interactions entre national et international ne cessent de se multiplier, si cela n’était pas déjà le cas. D’ailleurs, comment penser l’Europe, le travail de la Commission de Bruxelles ou les lobbyings sans insérer cet objet dans la double dimension du rapport à chaque État constituant et dans son autonomie par rapport à eux ?
Ce numéro est cependant axé très largement sur l’analyse des recherches dans ce domaine, plutôt que sur l’exposé des résultats d’enquêtes. Le propos est plutôt épistémologique. Il confirme le tournant des études de l’international en cours dans la sociologie anglo-saxonne, la science politique continentale et les relations internationales.
Décloisonnement
On ne s’étonnera pas d’entendre, dans l’introduction de ce volume que l’on doit à des chercheurs proches de Pierre Bourdieu, l'appel à sortir de ces cloisonnements et des cadres nationaux, pour s’intéresser aux conditions sociales de la circulation internationale des idées et à l’intégration européenne. Gisèle Sapiro, que l’on retrouve dans la seconde revue chroniquée ici, nous a récemment gratifié d’une puissante recherche portant sur la littérature et les auteurs mondiaux, pensée dans les termes de Pierre Bourdieu (champs, habitus, pratique). D’autres auteurs n’ont cessé, depuis quelques années, de s’attacher à déployer des connaissances autour d’un objet désormais caractérisé comme « relations extra-internationales », impliquant des rapports sociaux « post-nationaux » (des dominations, des savoirs d’État, etc.).
Dans ce but, la revue tente de donner corps au concept de « champ » produit dans la sociologie de Bourdieu. La propriété d’un champ étant de ne pas se limiter à des frontières nationales. Ainsi peut-on montrer qu’il existe une continuité entre la sociologie de l’action publique et les relations internationales. Il est même possible de déceler les liens entre des jeux bureaucratiques et politiques internationaux et la politique étrangère d’un État. Autant préciser que cette sociologie des champs appliquée au domaine extra-national remet au centre du métier de chercheur et de chercheuse des réflexions sur le poids des interactions, la socialisation et la compétence politique, la reproduction de l’ordre social, les circuits d’universalisation des intérêts spécifiques, la formation des savoirs et la fabrication des décisions au sein des organisations nationales et internationales. Grâce au format de la revue, des bibliographies précises sont offertes aux lectrices et aux lecteurs, dans les notes de bas de page.
L’analyse des relations internationales, en ce sens, contribue également à renouveler le regard sociologique. Les relations extra-nationales permettent de penser des phénomènes qui existent à l’intérieur des frontières nationales, par exemple la fabrication des politiques étrangères, mais aussi les rapports internationaux qui grossissent souvent les problèmes nationaux. Inégalités, « races » et genres traversent ces rapports.
Les citoyennes et citoyens
En leur sein figure la manière dont les citoyennes et citoyens se situent vis-à-vis de ces relations internationales, en particulier à l’échelle européenne. Ils doivent se positionner face à un objet abstrait et lointain, dont la logique ne leur échappe pas toujours, mais qui appelle un effort de connaissance que toutes et tous ne peuvent fournir constamment. Il n’est pas non plus évident de penser la différence entre l’interne (le national) et l’externe (ici l’Europe), alors que les discours des femmes et hommes politiques ne clarifient pas toujours ce point.
La connaissance de l’imbrication des institutions des deux champs n’est pas une donnée immédiate. Il apparaît même central de revisiter l’analyse de l’espace national en mettant en évidence des dynamiques invisibilisées lorsque l’analyse demeure purement nationale.
Encore une fois, l’exemple de l’Europe reste majeur. Car l’Europe est à la fois un terrain étranger et un terrain fabriqué de l’intérieur des États concernés. Elle est non seulement le produit d’une pluralité d’investissements nationaux auxquels le chercheur et ses travaux participent, tout en étant fortement structurés par les institutions européennes. Ce que met au jour cette enquête générale, au travers divers articles, notamment celui qui porte sur les résultats d’interviews portant sur le rapport des individus à l’Europe et la manière dont les citoyens se construisent une « Europe à soi » pour mieux se situer face à des institutions un peu lointaines, c’est que les sociologues ont longtemps vu dans l’Europe un terrain d’enquête comme un autre. Leur conviction était la suivante : nous pouvons exporter sur le terrain en question les concepts et les méthodes de la sociologie politique des politiques publiques. Il s’est cependant avéré que le champ de l’Europe est cas spécifique, justement parce qu’il est construit par des personnes provenant d’États différents, et qu’il concerne des citoyens et citoyennes qui en sont issus, jusqu’au moment où les institutions se sont autonomisées et que certains citoyens et citoyennes ont commencé à se penser « européen(ne)s ». Aussi la sociologie doit-elle, à ce propos, reconnaître que l’Europe est travaillée par des agents de divers provenances et par des débats théoriques issus de cette spécificité.
L’ensemble du volume interroge donc cette dimension des champs construite par les sociologues, tout en mettant l’accent sur les difficultés que présentent l’autonomie des champs, dans leur interdépendance et/ou leur synchronisation, selon les cas.
Traduire
Un tel cadre étant fixé, il ne peut éviter de rencontrer les problèmes de la traduction, et du multilinguisme, tel qu’il est présenté et réfléchi par ce dernier numéro de la revue Raison présente. Il oriente vers les soucis de notre époque. Concernant, en effet l’Europe, une visite récente de la Cité internationale de la langue française (Villers-Cotterêts dans le Valois) nous confronte à juste titre à un propos du philosophe italien Umberto Eco : la langue de l’Europe, écrit-il, est la traduction (un visuel en est donné dans la revue). Cette phrase avait déjà été placée au centre d’une exposition consacrée à la problématique générale de la traduction, organisée par le Mucem (Marseille) en 2017 sous le titre Après Babel, traduire.
Ce numéro de revue, coordonné par le sociologue Alain Policar, prend cependant un tour surtout philosophique. D’emblée, l’objet de ce volume est présenté moins comme un problème technique que comme un problème philosophique. La traduction est une obligation éthique relevant de l’épreuve incessante de l’autre (selon les termes d’Antoine Berman), ou pour le dire autrement, la traduction est la langue des langues. Et l’éditorial d’insister : traduire, c’est faire l’expérience de l’humanité que nous avons en partage. Les sociétés ne peuvent vivre isolées, dans une ignorance mutuelle, même si certains rêvent d’enfermer les sociétés dans des puretés identitaires. Heureusement, elles sont traversées constamment par des « étrangers ». Alors, il faut recourir à la traduction. D’ailleurs, la littérature mondiale n’est-ce pas la traduction ?
Certes, l’imposant travail de Barbara Cassin, dans le Vocabulaire européen des philosophies, avait amorcé de brillantes réflexions sur la traduction et la traductibilité des langues, bien au-delà des problèmes techniques des traductrices et traducteurs entre la langue source et la langue de réception. Cassin avait proposé de repenser la notion d’« intraduisible », sachant qu’il ne convient pas de se tromper sur la signification de ce terme : « l’intraduisible ne désigne pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire ».
Afin de formuler plus précisément le contenu de la notion de traduction, et de cerner d’un peu plus près les difficultés auxquelles elle se heurte, ce numéro de Raison présente explore à l’aide de neuf autrices et auteurs les contours de la question, depuis les évidentes mésinterprétations dans les traductions jusqu’à la philosophie de la traduction. Cette dernière fait l’objet de précisions qui nous conduisent au politique : quel statut accorder à la pluralité des langues ? Que signifie la disparition de langues (qu’il s’agisse de non-usage, de colonisation, etc.) ? Pourquoi se déploient des nationalismes de langues ? Comment donner hospitalité à dans sa langue à ce qui se crée dans une autre langue ? Mais aussi comment éviter l’universalisme de surplomb : qu’il s’agisse du la couverture d’un Dieu ou d’une colonisation, puisque, comme le montre le philosophe Souleyman Bachir Diagne, la langue a été et est encore un instrument de la conquête coloniale, comme la résistance à la colonisation est passée parfois par l’appropriation de la langue du colonisateur, pour ne pas parler de questions plus actuelles entre les deux langues que sont l’ukrainien et le russe. Cet universalisme de surplomb nie tout particulier et refuse d’approfondir la transversalité de langues, traitées à égalité.
Parfois, les notions de communication et de communicabilité sont employées pour parler de la traduction. Encore faudrait-il les entendre en leur sens philosophique. Mais dans la plupart des cas, l’idée d’une communication invalide tout projet de traduction, puisqu’on présuppose un accord immédiat entre les langues. Aussi le rapport entre les deux publications présentées ici devient-il fécond : puisque le centrage sur les relations internationales implique évidemment un examen de la question de la traduction, les usages du Parlement européen le montrent à l’évidence (on y cherche encore des traducteurs et traductrices de combinaisons de langues moins fréquentes que les autres, au milieu des 27 langues parlées). De là l’idée selon laquelle la traductrice ou le traducteur ne doit jamais oublier qu’il doit se percevoir soi-même comme un autre.
Dans ces deux contributions, éthique et politique s’entremêlent pour nous conduire vers des réflexions essentielles, notamment sur l’état du monde, ou sur la manière dont nous fabriquons (et avons fabriqué) un certain état du monde, voire sur la manière dont nous fabriquons les personnes à aura mondiale, dans le champ général des inégalités entre langues. Qu’en est-il en lui du multiculturalisme ? Que sommes-nous prêts alors à faire de l’incessante épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi ?