Quarante ans d’histoire politique de l’île dans le giron d’une République une et indivisible : entre archaïsme, tradition et modernité.

Le procès d’Yvan Colonna en a été une fois encore le témoin : la Corse souffre toujours de la même image, nourrie par des lieux communs qui brouillent la compréhension de sa réalité sociale, politique et culturelle. Ces derniers demeurent bien ancrés dans les consciences et continuent d’être largement relayés par les médias. Ainsi, pour une grande majorité des français continentaux, la Corse est un territoire où règne l’anarchie sociale, la vendetta et le non-droit auxquels vient se mêler, en surimpression, le tableau d’une région à la nature préservée, paradis du vacancier en quête de repos et d’authenticité. Bien entendu, son particularisme ne peut être mesuré à l’aune de ces stéréotypes, issus pour la plupart de la littérature française du XIXe siècle qui découvrait, à l’intérieur de ses frontières, une société encore très rurale et traditionnelle. À tous ceux qui souhaitent ne pas en rester là, la sortie du livre de Joseph Martinetti et de Marianne Lefèbvre donne une occasion en or pour se faire une idée de la complexité de la "question identitaire corse" qui demeure l’une des plus marquée de l’ensemble national   . Trois grands axes (pour autant de chapitres) dont nous allons successivement rendre compte ont été privilégiés dans cet ouvrage, pour une analyse en termes géopolitiques.


Une crise identitaire

La géopolitique de l’île est dans un premier temps abordée sous l’angle d’une "crise identitaire" qui serait intrinsèquement liée à la culture d’une région pour l’essentiel rurale et qui peine à rentrer dans la modernité sociale et politique. Les auteurs recensent en effet plusieurs éléments fondamentaux de l’identité corse qui, convoqués de diverses manières dans le jeu politique, semblent participer de l’élaboration d’une réelle fragmentation de l’île. Le sentiment d’appartenir à un territoire (l’insularité), à une histoire et à une culture communes ainsi que le fait de partager la même langue (qui n’est cependant plus très véhiculaire aujourd’hui) sont particulièrement mobilisés, nous disent Martinetti et Lefèbvre, à la fois par les factions politico-militaires et par le système notabiliaire et clanique. Face à ces phénomènes d’instrumentalisation politique des référents identitaires corses par les corses eux-mêmes, on assisterait – et cette tendance se serait renforcée depuis l’assassinat du préfet Érignac en 1998 – à l’apparition d’un racisme anti-corse dans le discours de certains hommes politiques nationaux, de droite comme de gauche. Ce rejet du particularisme corse, essentiellement continental donc, viendrait aggraver cette crise culturelle et encourager la victimisation et le repli de certains des citoyens de l’île.


Les minorités et l’État centralisateur

C’est ensuite sous l’angle du rapport à l’État que Martinetti et Lefèbvre traitent la géopolitique de l’île, sur la durée cette fois, depuis le rattachement de cette dernière à la République Française. Le chapitre propose ainsi une réflexion approfondie sur les problèmes liés aux minorités dites "périphériques" (l’expression est d’Emmanuel Le Roy Ladurie)   dont les origines résideraient dans la difficile négociation entre les logiques socio-culturelles (ethniques, linguistiques et religieuses) et celles de la centralisation étatique. Paradoxalement, les résistances à cette centralisation à la fois institutionnelle, administrative et politique sont avant tout, insistent les auteurs, inhérentes aux règles du jeu politique traditionnel mis en place, depuis l’intégration de l’île à la République, par un système clanique. En effet, si la contestation des périphéries françaises pose la question désormais classique de la diversité régionale et de sa gestion dans le cadre d'un État-nation qui peine toujours à forger son unité citoyenne, en Corse, malgré une contestation identitaire marquée, ce dysfonctionnement, ou plus exactement cette asymétrie institutionnelle et politique, résulte plus de l’instrumentalisation des rouages du pouvoir local par un système politico-traditionnel orchestré par deux  forces politiques appelées Partitu et contru Partitu que des actions terroristes des groupuscules armés ou des mobilisations identitaires des mouvances indépendantistes et autonomistes. Étonnamment, comme ces deux tendances claniques bénéficient d’un lien direct avec les stratifications sociales de base de la société îlienne, leurs représentations politiques et partisanes dépassent les clivages politiques classiques et les débats idéologiques et doctrinaux inhérents au système partisan national. Martinetti et Lefèbvre soulignent avec clairvoyance que ce lien qu’entretiennent les insulaires avec leurs élites politiques est une caractéristique structurelle fondée sur un rapport patron-client (clan-famille). Ce qui explique pourquoi, malgré la réalité politique des mouvances indépendantistes et autonomistes, ce sont les chefs de clans qui sont détenteurs du discours identitaire. Plus que des représentants locaux de partis nationaux, en agissant et interagissant directement sur le jeu politique, les deux tendances claniques entendent être l’unique porte-parole de la communauté insulaire.  Cependant, même si les derniers événements, tel que l’assassinat du Préfet Claude Erignac, l’affaire des paillotes, qui ont conduit au  Processus Matignon et surtout le référendum local de juin 2003, ont démontré l’existence et la permanence de ces forces politiques dans la vie politique, ils ont illustré que le système clanique sert également de filtre aux décisions politiques nationales. Ce qui prouve que les mécanismes ont peut-être changé, que les rapports patron-client instaurés par le système politico-traditionnel se sont distendus pour être finalement remplacés par un combat de baronnets, issu d’une catégorie d’élites dites notabiliaires, qui se disputent la légitimité du discours politique.


Une sociologie des mouvances nationalistes

Pour ce troisième et dernier axe de leur Géopolitique de la Corse, Martinetti et Lefèbvre réalise une sociologie historique et politique des différentes mouvances nationalistes depuis plus de quarante ans. Celle-ci est centrée sur l’étude des élites politiques, sur leur évolution dans le système local et sur leur rôle dans les différentes compétitions électorales.

Martinetti et Lefèbvre soulignent ainsi la longévité du discours nationaliste, apanage des mouvances régionalistes dans un premier temps. Celles-ci pratiquaient un nationalisme légal et démocratique, auquel s’est progressivement adjoint, avec la création du Front de Libération Nationale de la Corse (F.L.N.C) en 1976, un nationalisme de résistance fondé sur une lutte de libération nationale politico-militaire. Très vite majoritaire, le F.L.N.C et ses ramifications (syndicats, associations, vitrines légales) vont s’octroyer l’ensemble de la revendication nationaliste, nous disent les auteurs. Cette famille politique réussit ainsi, dès la première élection régionale de mars 1986,  à placer des élus à l’assemblée territoriale.

S’éclaircit donc bien la trajectoire d’un nationalisme corse, ayant réussi à dépasser la revendication identitaire et minoritaire, pour s’étendre à la totalité de la vie politique et sociale insulaire. Celui-ci domine aujourd’hui le monde syndical – le Syndicat des Travailleurs Corses a largement devancé les syndicats nationaux –, compte beaucoup de partisans dans le monde économique et notamment dans les chambres d’Agriculture et celles du Commerce et de l’Industrie. Il est également présent dans le milieu universitaire, le nouveau président de l’université de Corté, par exemple, ne cachant pas son attachement aux mouvements nationalistes modérés proches du PNC (Partitu di a Nazione Corsa).

Cependant, et au-delà des apparences, même si le nationalisme a progressé au sein de toute la classe politique et militante corse, il semble que les groupuscules armés continuent de revendiquer la légitimité du discours identitaire oeuvrant à la sape du nationalisme plus modéré et démocratique, et ceci malgré le poids électoral de celui-ci qui joue maintenant dans l’hémicycle régional le rôle de force d’opposition.


Un regard nouveau sur le particularisme corse peut-être trop centré sur les élites

Fort heureusement, l’ouvrage de Joseph Martinetti et Marianne Lefèbvre ne se cantonne pas à décrire le rapport centre/périphérie cher à l’école du "nation-building process"   , les deux auteurs s’étant déjà intéressés à cette question dans des travaux antérieurs. Bien que parfois difficile à lire – l’étude est extrêmement documentée –, le livre propose un nouveau regard sur la situation socio-politique de l’île, résultat d’une crise identitaire mal gérée par les élites locales et mal comprise par les gouvernements successifs. Novices et spécialistes devraient donc pouvoir y trouver leur compte. On regrettera peut-être une lecture trop centrée sur l’évolution des élites des mouvances nationalistes en tant qu’acteurs, alors que la lecture géopolitique permettait d’éclairer le lecteur sur la manière dont les forces politiques indépendantistes et autonomistes se sont adaptées aux différentes crises politiques. Plus qu’une sorte d’engeance "politico-affairiste" ou "nationalo-maffieuse", comme Martinetti et Lefèbvre essayent de les dépeindre, ces groupements politiques ont su, en une vingtaine d’années, dépasser le nationalisme culturel et folklorique et intégrer le système politique local. N’est-ce-pas la liste Unione Naziunale (Union Nationale) regroupant les autonomistes et les indépendantistes qui fit basculer la région à droite lors de la dernière élection régionale ? Aussi au regard, d’une telle maturité politique, il semble qu’une analyse en profondeur du système partisan corse actuel s’imposait. Celle-ci aurait peut être expliquée que si le système politique de l’île est passé d’un clanisme basé sur un partage du pouvoir local entre deux familles à une compétition entre petits chefs ou baronnets, comme l’exposent les deux essayistes c’est peut-être parce que les tendances indépendantistes et autonomistes, au-delà des violences politiques et des affaires criminelles qu’elles produisent, sont devenues des concurrents directs aux  forces politiques traditionnelles.