Martin Mirabel propose une courte biographie très plaisante du compositeur tchèque Antonín Dvořák (1841-1904), en suivant le calendrier de ses compositions.
Antonín Dvořák n’est pas le compositeur de musique classique le plus célèbre. En France, sa musique est même largement méconnue en dehors des cercles de purs connaisseurs. Il n’aura pas « changé le destin de la musique » comme un Mozart ou un Beethoven, mais en quelques décennies d’un travail incessant, ce fils d’un boucher-aubergiste sera devenu l’un des plus grands compositeurs de son temps.
Sa musique, « véritable et principale matière de sa vie », rend compte de son destin exceptionnel, marqué par son attachement patriotique, son amour de la nature, sa religiosité (il est de confession catholique) et son dévouement à sa famille. Compositeur prolifique, il a avancé pas à pas dans son art, d’abord plus à l’aise dans la musique de chambre et le registre vocal du lied que dans la forme concertante ; la musique sacrée viendra par la suite et ses opéras (Le Diable et Catherine, Rusalka) cloront un répertoire riche et varié.
Malgré le succès, il saura rester fidèle à son passé et témoignera, à ses parents comme à ses premiers mentors, sa générosité et sa gratitude. Les lettres adressées à ses parents traduisent d’ailleurs « la fierté légitime de l’enfant de la campagne », incrédule d’être parvenu au sommet de son art. Martin Mirabel, écrivain et réalisateur, spécialiste de la musique classique, signe ici une courte biographie très plaisante de cet « homme de la conciliation plus que du conflit », qui aura incontestablement « marqué de son empreinte » la musique classique.
Des origines campagnardes modestes
D’origine campagnarde et modeste, Antonín Dvořák naît en septembre 1841 en Bohême, à une trentaine de kilomètres de la capitale tchèque, Prague. Enfant curieux, il passe ses journées à observer la nature — cette passion ne le quittera plus. Comme Brahms, « Dvořák connait une enfance musicale populaire ». Ses premiers rapports à la musique se font par l’intermédiaire de son père, joueur occasionnel de cithare, cet instrument aux accents orientalistes et slaves. Aussi, dès son plus jeune âge il se saisit d’un violon, instrument dont il jouera le dimanche à la messe pour accompagner l’organiste. À douze ans, on l’envoie à Zlonice chez une tante, afin qu’il apprenne la langue allemande de l’Empire, le métier de boucher de son père et la musique. Son oncle le présente au kantor (chef de chœur) du village, qui le prend sous son aile avant que ses parents ne décident courageusement de l’envoyer à Prague pour qu’il y étudie exclusivement la musique. Il loge chez un oncle, à proximité de l’école d’orgue à laquelle il se rend quotidiennement et dont il sort diplômé en 1859, après trois années d’étude.
À la sortie de ses études, Dvořák sera d’abord un musicien de terrain. Il ne commencera la composition qu’en 1961, à l’âge de vingt ans, lors d’une visite à sa famille durant les vacances d’été. Il écrira à cette occasion une ébauche de Quintette à cordes, premier opus d’une longue série éclectique qui ne s’achèvera qu’à sa mort en 1904. En parallèle de sa carrière embryonnaire de compositeur, et pour subvenir à ses besoins, il se produit « partout où l’on veut bien de lui », donne quelques cours particuliers de piano à quelques riches familles et finit par être engagé en tant qu’altiste au sein de l’orchestre du Théâtre provisoire — comme Beethoven avant lui à l’orchestre de la cour de Bonn. Il se familiarise là avec les chefs-d’œuvre du grand répertoire et sera dirigé à trois reprises au cours de l’année 1863 par Wagner en personne.
Sûr de sa vocation de compositeur, Dvořák fait ses armes. À l’été 1965, il entame la composition de sa Deuxième symphonie (il y en aura neuf au total, comme pour Beethoven). En 1871, après le refus de son deuxième opéra Le Roi et le Charbonnier par le directeur du Théâtre provisoire, il choisit « courageusement » de quitter son emploi au théâtre pour se consacrer entièrement à la composition, avec pour seule ressource celle de ses cours particuliers. Peu de temps après son mariage, l’arrivée de son premier enfant le force à prendre un poste de titulaire à l’orgue de l’église Saint-Adalbert. Rapidement, ces maigres ressources seront augmentées par l’octroi d’une bourse d’État, après la composition de sa Troisième symphonie. La reconnaissance par ses pairs et la gloire viendront ensuite.
Une musique de circonstances
De ses premières amours, idéalisées et non réciproques — Dvořák tombera d’abord amoureux durant son adolescence de la fille du kantor de Zlonice avant de s’éprendre de Josefína Čermáková, l’une des élèves à qui il donne des cours de piano à Prague —, naîtront ses plus touchantes créations. Ces amours malheureuses « fertilisent dans son cœur la morsure secrète qui permettra l’éclosion des chants désespérés ». Josefína lui inspirera ses Cyprès, un recueil de lieder tirés des poèmes romantiques du poète tchèque Gustav Pfleger-Moravský, dans lesquels il se replongera à plusieurs reprises, transformant peu à peu le recueil originel en véritable chef-d’œuvre. Il aura cependant fini par épouser la sœur cadette de Josefína, Anna. La perte tragique de leurs trois premiers enfants (elle lui en donnera finalement cinq autres) laissera béante une blessure profonde ; « la musique, fidèle amie, abstraite et immortelle s’avèrera une maigre mais salutaire consolation ».
À l’analyse, toute sa carrière sera traversée par la mort qui affronte la vie, la souffrance qui se transmute en gloire, les éloignements physiques qui subliment les retours aux sources. Salvateurs, ces derniers permettent souvent au compositeur de retrouver son inspiration au milieu des paysages de sa Bohême natale, à la campagne et dans sa nature, « lieu par excellence du sacré et de la présence de Dieu ». Dvořák traversera également plusieurs périodes de doute et de remise en question, notamment après son accession à la célébrité où, nostalgique de ses débuts et d’une période où il se sentait plus libre et plus indépendant, il écrit Quatre mélodies, rappelant Les Cyprès « en plus ardent ». Loin de lui monter à la tête, le succès semble plutôt lui « plomber le cœur ».
Dvořák s’essaiera aussi avec succès à la musique sacrée, genre qui sera chez lui « toujours associé à la souffrance (…) et à la consolation ». Après un Stabat mater ébauché lors de la perte de son deuxième enfant (qui n’a pas survécu à sa naissance) et achevé après le décès de ses deux autres premiers enfants à quelques jours d’intervalle, la mort concomitante de sa mère et de Wagner lui inspireront un Trio avec piano en fa mineur, « réponse musicale à la hauteur de ses tiraillements du moment ». Très pieux, il signe parfois ses partitions de l’équivalent tchèque du Deo Gratias latin. Si dans sa Messe, il se met littéralement « au service de l’Église », c’est avec son Requiem que Dvořák « exprime le mieux son rapport à Dieu ».
Une vie de travail acharné
« On retrouve chez Dvořák cette facilité apparente, cette manière directe de chanter, d’actionner la mémoire par la mélodie, par l’élaboration et l’inspiration de thèmes simples, identifiables, populaires ». En soulignant sa facilité d’invention et sa spontanéité, Martin Mirabel souligne l’affiliation de Dvořák à des compositeurs comme Mozart et Schubert. Sa Sérénade en ré mineur pour vents, violoncelle et contrebasse, composée en moins de quinze jours au début de l’année 1878, est inspirée de la Gran Partita de Mozart, entendue à Vienne quelques semaines plus tôt. Avec Schubert, il partage le genre du lied et la passion pour la nature. Sa grande connaissance de la musique de ses prédécesseurs, comme de ses contemporains avec lesquels il entretiendra des relations parfois amicales (Brahms, Tchaïkovsky et Grieg, notamment), lui donnera une solide assise germanique.
Sa Première symphonie, jamais remaniée en raison de sa perte supposée après envoi du manuscrit original pour un concours (mais retrouvé après sa mort), « permet de se faire une idée précise (de son) talent ». Perfectionniste, le compositeur n’hésite pas à reprendre ses compositions lorsqu’elles ne lui donnent pas entière satisfaction. Ainsi, par exemple, de son opéra Le Roi et le Charbonnier, entièrement amendé et créé par le Théâtre provisoire le 24 novembre 1874. De même pour son Trio en si bémol majeur, qu’il achèvera laborieusement après avoir détruit deux premiers essais infructueux. Martin Mirabel rend ici hommage à « la patience, (à la) persévérance, (au) sérieux avec lesquels Dvořák s’applique à la tâche ». Le compositeur progressera ainsi rapidement, et affirmera son style, « à la confluence entre le classicisme germanique et le lyrisme tchèque ». Il travaillera régulièrement sur commande, et n’hésitera pas à associer ses œuvres à des interprètes, comme pour son Concerto pour violon, créé à Prague à l’automne 1883. Il prendra également ses fonctions en tant que professeur au conservatoire de Prague en 1891 et sera nommé peu après docteur en philosophie par l’université Charles-Ferdinand de Prague, avant de partir pour l’Amérique.
Un musicien nationaliste
Dvořák, qui n’a « jamais aimé se mêler de politique », n’a cependant jamais caché son amour de sa patrie — « je suis un musicien tchèque tout simple », dira-t-il un jour — à laquelle il rendra constamment hommage au travers de sa musique. Dès sa Première Symphonie, composée au début de l’année 1865, il cherche à « concilier la tradition germanique et une forme d’expression tchèque ». Avec ses lieder Les Cyprès, en langue tchèque alors que le lied schubertien est classiquement en allemand, il y aura également « une véritable affirmation d’identité ». Si son premier opéra, Alfred, sera en langue allemande, ceux qui suivront seront principalement en langue tchèque. Son amitié indéfectible avec son compatriote le compositeur Janáček et la découverte, en 1875, du cycle Má Vlast de Smetana le conforteront définitivement dans son identité tchèque. Il composera, pour un mécène, quelques arrangements de chants populaires moraves, dont les Duos moraves (1876) qui lui permettront d’être reconnus par ses pairs, dont Brahms avec lequel il se liera durablement.
Si son éditeur historique Simrock — qui, pour l’anecdote, s’ingénie dès le début à mal orthographier son prénom Antonín — est (tout comme son ami Brahms) parfois agacé par ses penchants nationalistes exacerbés, il n’hésitera cependant pas à lui commander des Danses slaves, où son nationalisme musical « s’exprimera en douceur ». « Qu’avons-nous à voir avec la politique ? Soyons heureux de pouvoir consacrer nos services à l’art », répliquera Dvořák à son éditeur. Leurs relations finiront cependant par se détériorer et le compositeur rompra avec lui en 1889. Son nouvel éditeur anglais, Alfred Littleton, sera « plus compréhensif et moins condescendant que Simrock vis-à-vis de ses origines tchèques ». Son penchant nationaliste le desservira également lors de la création de son opéra Dimitrij, l’œuvre « ayant été jugée trop slave par les autorités impériales ».
À la mort de son compatriote Smetana, Dvořák reviendra le « maître incontesté de la musique tchèque ». Avec sa Septième symphonie achevée en 1885, dédiée à Tchaïkovsky, en ré mineur comme la Neuvième de Beethoven, il souhaite prouver qu’il n’est pas qu’un compositeur tchèque mais aussi un compositeur universel. Ce sera momentanément chose faite grâce à l’élargissement de ses horizons musicaux vers le monde anglo-saxon.
Après avoir accédé à la gloire, Dvořák s’enthousiasme d’abord pour l’Angleterre : « le coup de foudre fut immédiat, et l’histoire d’amour, durable ». Il y ajoute une nouvelle corde à son arc artistique, devenant pour quelques heures, le 13 mars 1884, chef d’orchestre sur la scène du très prestigieux Royal Albert Hall. Mais c’est avec l’acceptation de la proposition du poste de directeur du Conservatoire National de Musique de New York qu’il fait montre de la plus grande audace. Il restera sur le sol américain le temps de voir son génie arriver à maturité. Sa Neuvième et dernière Symphonie (celle dite du Nouveau Monde) sera triomphalement accueillie au Carnegie Hall en décembre 1893. Là bas, « Dvořák ne s’américanise pas, il "tchéquise" l’Amérique ».
Malgré des funérailles nationales, sa popularité va rapidement décroître après sa disparition. Seule sa Neuvième Symphonie, envoyée sur la Lune avec Neil Armstrong, contribue encore activement à la popularité de ce « Bohémien cosmopolite ».