Le retour de Frank Bascombe, le héros récurrent du romancier en roadtrip à travers l’Amérique contemporaine.

Apparu pour la première fois dans le vaste cycle romanesque de Richard Ford en 1986, son héros Frank Bascombe revient en vieil homme désabusé dans Le Paradis des fous, paru aux Éditions de l’Olivier dans une traduction de Josée Kamoun. De fait, les histoires que le doppelgänger décalé de l’écrivain raconte à la première personne, celles d’une vie gâchée, d’ailleurs déjà presque consumée, constituent les chapitres d’une seule et même grande œuvre.

Frank Bascombe se retrouve au centre d’une nouvelle fiction, revêtu des habits d’un ancien journaliste sportif, bricolant en tant qu’agent immobilier dans son bureau de Demeures Confidentiel à Haddam, dans le New Jersey, avec Mike Mahoney, son comparse, bonimenteur de premier ordre. Ils vendent des conseils à des clients qui auraient pu les trouver dans le New York Times, s’ils s’en étaient donné la peine. Il cause business sans enthousiasme avec ce complice asiatique qui monte des coups mirobolants, tout du moins en paroles. « Ces maisons, il les a retapées, les retape toujours à moindre frais, en sous-traitant avec des entreprises du bâtiment et en déléguant la maintenance à des compagnies dont il est propriétaire, pour sécuriser ensuite les biens immeubles en les transformant en gadgets financiers qu’il vend sous forme d’actions à la Bourse de Tokyo à des investisseurs acrobates (souvent des Tibétains). Après quoi il loue les maisons en question, parfois à leurs précédents propriétaires. »

Pour l’heure, Frank a 74 ans. Il a guéri de son cancer de la prostate, évoqué dans un roman précédent. Divorcé deux fois, il a récemment répandu les cendres de sa seconde épouse dans l’Ives Lake, au sein du sanctuaire boisé du Huron Mountain Club, à la demande de leur fille Clarissa.

Il roule sur les routes des États-Unis dont Ford décrit férocement les villes et les gens bizarres. Des évocations drolatiques et si libérées de toute contrainte qu’on pense à Laurence Sterne et son Tristram Shandy, au cours de ses improbables pérégrinations.

Bascombe souffre de la solitude, mais ne s’en plaint que modérément. Seul désormais, soupirant vaguement pour une fille qu’il connut autrefois à l’université, il considère avec un sens aigu de la dérision ce que furent tant sa vie que ses amours. Quand il était un jeune père, il a perdu son fils âgé de dix ans, le frère bien aimé de son aîné Paul.

Il comble périodiquement sa solitude en compagnie de Betty, une jolie masseuse américano-vietnamienne qui tarife ses caresses à 200 dollars de l’heure. Ce n’est pas une prostituée à proprement parler ; elle masse honnêtement et courtoisement des hommes pour payer ses études, puis un jour, se marier. Elle a du style, elle fait ça vêtue d’un peignoir rose, ne va pas jusqu’à la conclusion biologique de son art. Elle le fait néanmoins rêver à autre chose de plus affectueux, plus spontané. Mais Betty nourrit un projet précis, et Bascombe n’en fait pas partie.

Il abandonne cette « relation » lorsque, depuis sa voiture, il aperçoit un client quitter Betty avec laquelle il a rendez-vous, tout de suite après. Il lui envoie tout de même dans une enveloppe, ses 200 dollars.

Clarissa, la fille de Frank, est lesbienne et toiletteuse pour chiens ; jamais avare de critiques acerbes à l’égard de son père. Mais celui-ci est avant tout investi d’une tâche tragique. Paul, son fils âgé de 47 ans, atteint de la maladie de Charcot, achève un traitement expérimental et compassionnel à la Clinique Mayo, où il va le chercher pour l’emmener à bord d’un Windbreaker, archaïque camping-car, loué pour trois jours, afin de visiter, pendant la semaine de la Saint-Valentin, un certain nombre de villes sur le chemin qui les conduira au mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, où se trouvent les sculptures géantes de quatre présidents américains. Il fait un froid épouvantable, les routes sont gelées, les hôtels combles. Ils doivent accepter des motels minables. Les villes américaines sont laides et consternantes, leurs habitants boivent de la bière, se ruent sur les machines à sous, bouffent des montagnes de saloperies qui les rendent obèses. Gros culs, grosses cuisses, gros bides. C’est la norme.

Paul qui n’ignore pas qu’il va mourir, n’inspire pas de tendresse débordante à son père, qui l’observe impitoyablement. Il est gros, à moitié chauve, couvert de verrues, les lèvres distordues et baveuses, une main et les jambes animées de mouvements incontrôlables. Frank fait son devoir. Le pousse sur son fauteuil roulant par moins 20° C jusque dans des centres commerciaux hideux, que Paul trouve kitsch. Leurs dialogues erratiques se veulent parfois spirituels, mais sont en vérité, tragiques. La mort qui vient est la basse continue de leurs échanges, traversés de blagues cruelles et désespérées, ou complètement loupées.

Sur les routes encombrées de congères, ils errent le long de galeries qui proposent, pêle-mêle, des fosses septiques, des sex-toys, des drapeaux américains, de la junk food, des armes. Paul par provocation, achète ce qu’il trouve de plus moche. Des protestataires brandissent des pancartes en braillant : « La Saint Valentin n’aura pas ma peau, Cupidon piège à cons. »

C’est désespérant, mais on se prend à rire, tant l’équipée est grotesque. Frank Bascombe ne parle pas d’amour paternel ; il accomplit des gestes isolés, des actions nécessaires en cette circonstance, et se dit que c’est certainement ça l’amour. Ce que l’on peut faire en accomplissant des « gestes isolés ».

À la fin de ce récit chaotique, Bascombe en vient à l’épilogue. Son fils est mort. Pas de la maladie de Charcot, mais de l’épidémie du Covid. Isolé. Il est par conséquent mort seul, à l’hôpital. Sans Clarissa et sans Frank, victimes du confinement.

« Le jour viendra, Clarissa et moi en avons décidé, où nous transporterons ensemble la moitié des cendres de Paul au cimetière de Haddam pour les enterrer à côté de sa mère et de son frère. Pas de cornemuses, selon ses volontés épitaphe restant à déterminer ; faire-part succinct dans le Haddam Packet. L’autre partie de lui, nous l’emporterons jusqu’au Huron Mountain Club (Clarissa a hérité le statut de membre, elle ne m’en avait rien dit) et, avec plus de cérémonie que je n’en ai élaboré pour sa mère, il y a un an, une vraie célébration de la vie peut-être, nous remettrons l’autre moitié de lui aux eaux dansantes et morainiques d’Ives Lake. »

Un mot sur la difficulté de traduire la fausse oralité sophistiquée de certains aspects de l’anglais de Richard Ford. Ce n’est pas une mince affaire : rien à voir avec l’argot français. Traduit en français, ça ne « sonne » pas de la même façon. Ce n’est pas naturel. Il n’existe peut-être pas, dans certains cas, d’équivalence. Cela crisse un peu. Mais, souvent, miracle, ça passe. On y croit. Nabokov vilipendait sans fin ses traducteurs. Il n’arrivait pas à décider s’il fallait privilégier le sens ou la musique. Pour en revenir à l’anglais, traduisez, par exemple, les bouleversantes mélopées de Big Bill Broonzy en français, et vous perdrez tout.