La « croissance verte » est-elle un simple oxymore ou un bienheureux slogan destiné à rendre compte des efforts à accomplir afin de réguler la « crise permanente » écologique actuelle ?

Le dérèglement climatique n’est pas une crise — ce qui supposerait que l’on puisse en sortir avec le temps. C’est une ère géologique nouvelle, celle de l’« anthropocène ». Les avis divergent sur son origine — conséquence de la révolution industrielle ou émergence de la société de consommation post-Seconde Guerre mondiale. Cette « crise permanente » environnementale est sournoise frappe distinctement et de façon protéiforme, accroissant les inégalités environnementales et spatiales. L’Homme moderne, qui voulait se faire « comme maître et possesseur de la nature », semble avoir perdu la maîtrise de la transformation de son environnement, et les dilemmes qu’il lui faut résoudre actuellement sont nombreux. Comme il n’est pas encore possible de se passer du carbone, des phénomènes de «  transition désynchronisée  » apparaissent ; de même pour les activités polluantes, qui vont devenir moins rentables en raison des réglementations environnementales contraignantes qui se multiplient, mais qui seront indispensables demain au verdissement des activités. Autrement posée, la principale question est celle de savoir «  comment fournir juste ce qu’il faut de matières polluantes pour construire une économie propre ».

Un rapide examen de la situation montre l’actuelle tangibilité des tensions entre l’impératif d’accumulation du capital et l’urgence écologique. Cédric Durand et Razmig Keucheyan, respectivement économiste et sociologue, interrogent conjointement, à travers le prisme croisé de leurs disciplines, le degré de réalisme du nécessaire verdissement de la croissance économique en se demandant si elle peut « être découplée de la surexploitation des ressources naturelles et des effets néfastes sur l’environnement ». Résolument engagés, ils portent dans cet intéressant essai, à la fois théorique et empirique, une vision critique très fouillée de l’impasse dans laquelle se trouve actuellement la lutte contre le réchauffement climatique. Réfutant l’argument des économistes libéraux consistant à vouloir résoudre la crise écologique par les prix, ils revendiquent plutôt une voie écosocialiste. À grand renfort d’arguments socio-économiques, ils démontrent les nécessités d’un changement des modes de consommation, de la création de nouvelles capacités de production plus écologiques et de l’amélioration de l’efficacité énergétique (électrification des transports, entre autres). La thèse est simple : la bifurcation écologique est incompatible avec le modèle capitalistique ; seul le recours à la planification, pensée comme correctif de l’économie capitaliste, permettrait d’atteindre cette « croissance verte » tant désirée.

Une bifurcation écologique incompatible avec le mode de vie capitaliste

Le calcul économique étant devenu écologique, voici venu le temps de la « crise écologique du capitalisme ». Les deux auteurs insistent longuement sur les critiques successivement adressées aux penseurs du système néo-libéral, accusés de ne s’intéresser qu’aux opérations « profitables » et ainsi de « réchauffer la planète ». Ce système est caractérisé par un État tourné vers les firmes au détriment des citoyens, et ayant perdu, au profit de la finance, une partie de son pouvoir infrastructurel : celui qui permet à l’État d’assurer la satisfaction des besoins collectifs — routes et télécommunications, santé, éducation, etc. — par une dialectique vertueuse de centralisation et décentralisation. Ce capitalisme, qu’ils qualifient d’« impur », fabrique des besoins superfétatoires et non écologiques — « la production crée le consommateur  », disait Marx. L’État et la finance s’interpénètrent d’ailleurs au point que les politiques publiques « non seulement profitent au secteur financier, mais surtout en dépendent pour leur mise en œuvre ». Il est alors évident, selon les deux universitaires, que le capitalisme « n’assurera pas  » avec suffisamment de célérité la transition énergétique. Aussi proposent-ils une démocratisation du pouvoir infrastructurel en vue de la bifurcation écologique et sa mise au service de la décroissance matérielle par la fixation étatique d’un objectif de sobriété.

L’une des analyses les plus intéressantes réside dans l’exploitation des happiness studies des années 1960. Elles témoignent des difficultés d’accéder à la sobriété du point de vue du bien-être, en raison de la transformation de nos désirs en besoins — la limitation de la consommation est le « dernier grand tabou » de nos sociétés modernes. « Conçue comme la généralisation de standards de vie décents soutenables sur le plan environnemental, l’écologie s’inscrit dans la grande épopée d’un progrès enfin pensé à l’échelle de l’espèce humaine ». Ces standards de la décence, s’ils sont supposément universels, ne sont cependant pas pratiqués de la même manière partout. En outre, la détermination matérielle des besoins réels devra revenir aux personnes afin d’éviter tout risque de « dictature sur les besoins », c’est-à-dire leur définition bureaucratique, mais devra respecter dans le même temps un principe de soutenabilité guidé par la « raison pratique ». L’idée générale est d’arriver à concilier liberté et égalité pour définir les besoins au plus près des individus.

Des changements écologistes nécessaires qui tardent à arriver

La « tentative de rationalité capitalistique et de stabilisation du climat souffre de défauts insurmontables  », à l’instar du problème des fluctuations du prix du carbone, à l’origine du mouvement des gilets jaunes, qui tend à accroître et les inégalités et la pauvreté. Il sera alors nécessaire d’accompagner « lucidement » la fermeture des organisations destructrices de la nature. À en croire les auteurs, les efforts à faire seront conséquents. Ils impliquent, par exemple pour le cas de l’énergie, « le démantèlement des modes de production les plus intensifs en carbone et en méthane, et la reconstruction d’un appareil de satisfactions des besoins qui n’émette plus de gaz à effet de serre (GES) ». En parallèle, il faut agir sur l’investissement, « seconde jambe sur laquelle doit s’appuyer la bifurcation afin de contrebalancer la décroissance des activités écologiquement insoutenables ». Les gouvernements devront financer et organiser cet effort grandiose de restructuration industrielle du secteur privé. Néanmoins, « la stratégie de désinvestissement sans suivi sur le devenir des actifs ne permet pas de décarboner l’économie ». Elle peut même s’avérer contre-productive, comme dans le cas de compagnies non occidentales moins concernées par les questions d’éthique environnementale qui ont profité de la vente à bas prix de centrales à charbon.

Outre les effets pervers du verdissement des entreprises et de la finance — il est impossible pour les marchés d’orchestrer une sortie rapide de l’économie carbonée sans choc majeur, raison pour laquelle les grandes firmes pétrolières, sans abandonner les hydrocarbures, ont développé un segment « énergies renouvelables » — les dernières années offrent de nombreux exemples de décalage entre les intentions affichées par les institutions publiques et les effets produits in fine. Ainsi de l’Inflation Reduction Act américain (ou son pendant européen, le Net Zero Industry Act) ou même du verdissement de la politique monétaire européenne. Pour autant, le bilan de cinquante ans d’action n’est pas totalement nul. Globalement, le monde semble avoir pris conscience efforts restant à accomplir mais la question environnementale semble toujours secondaire par rapport aux objectifs de croissance économique — « le mode de vie américain n’est pas négociable » disait George Bush père au premier Sommet de la Terre à Rio en 1992. Les auteurs regrettent alors que « de retours en arrière en contournement des mesures, les actions engagées n’ont pas permis de mettre un frein notable à la crise ».

Le modèle empirique proposé : la planification écosocialiste

La planification, autrement dit la maîtrise des interdépendances socio-économiques, trouve l’une de ses origines dans les économies de guerre (fin XIXe - début XXe siècle). Elle était alors synonyme de modernisation et porteuse d’un potentiel émancipateur. Elle a pour fonction de « retirer le filtre de la rentabilité apposé par le capitalisme entre les besoins sociaux et ce qui est finalement produit ». L’idée d’appliquer la planification à l’écologie est puisée par les deux auteurs dans des réflexions socialistes. Cette « planification écologique » conjuguera « la démocratie économique, la mobilisation efficace de la technique et le soin apporté à l’expression des individualités ». Elle sera un renversement total de la planification des siècles précédents en ce qu’elle planifie la décroissance. L’État, dans l’anthropocène, deviendra « socialisateur » ; il sera amené à prendre en charge les risques environnementaux par le biais du budget pris dans son ensemble. Rompant avec le PIB, il faudra mettre sur pied une véritable « comptabilité écologique » politique à un niveau macro, qui « transcende la compatibilité économique ». L’objectif est ici d’interdire aux organisations d’acheter des « droits à polluer » et de liquider celles qui ne peuvent pas assumer les coûts de préservation écologique. La socialisation de l’investissement — celle, toutes proportions gardées, envisagée par la Corée du Sud sous le dictateur Park Chung-hee et par la France d'après la Seconde Guerre mondiale — est la condition sine qua non pour que la logique du profit cède la place à une logique des besoins écologiquement soutenables. Et la démocratie sera la condition de fonctionnement de cette planification écologique. La gageure sera de « construire un fédéralisme écologique qui étende son emprise sur le fonctionnement de l’économie via la délibération sur les besoins ». Dans une vision plus institutionnelle de la planification écologique, des « commissions de modernisation » démocratiques délibèreront sur la meilleure façon de la mettre en œuvre par le biais d’une « palette d’instruments » destinés à «  maintenir l’économie dans les limites des équilibres écologiques », tout en alternant les phases d’expérimentation et de systématisation.

De longue pages sont également consacrées à l’analyse du capitalisme de plateforme, autrement dit au numérique, sous l’angle de l’émergence possible d’un autre numérique, mis au service de la planification écologique — en admettant toutefois que les NTIC   sont elles-mêmes une importante source d’émission de GES. Les auteurs ont une confiance presqu’aveugle dans les technologies du futur. Les satellites, par exemple, toujours plus nombreux, pourraient occasionner l’émergence d’un gouvernement écologique planétaire, grâce aux images satellitaires d’un niveau de précision hors du commun permettant de dresser un « inventaire permanent de la nature ».

Une nouvelle utopie de la post-croissance ?

Afin d’étayer leur propos visant à « éliminer l’oppression et favoriser l’épanouissement humain », les auteurs se fendent d’analyses situationnelles comparatives poussées. À une échelle micro, ils prennent exemple de l’entreprise qui, récupérée par ses salariés et transformée en coopérative, « préfigure un autre monde possible ». À une échelle macro, ils analysent les comportements institutionnels et privés dans les économies de guerre, dans lesquelles « le politique fait faire des prouesses à l’économie » — comme le montre la conversion en « économie de la commande publique généralisée » des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Le calcul en nature y prime alors sur le calcul monétaire, un peu comme lorsqu’en pleine pandémie de coronavirus, alors que les États ne regardent plus à la dépense en raison de l’urgence, on scande qu’il faut des masques « quoiqu’il en coûte ». La bifurcation écologique peut-elle être comparée aux économies de guerre ? Après tout, le « rationnement » d’alors n’est autre que la « sobriété » d’aujourd’hui… Mais il faut bien admettre que « restructurer le système socio-économique est plus complexe que de faire la guerre ». Quant à l’étude finale du modèle de « capitalisme politique » chinois, dont les deux auteurs prennent bien soin de se distancer, elle offre quelques leçons instructives sur les liens entre le fédéralisme et l’économie.

Les références pléthoriques aux théories économiques, sociologiques (les idéologies au service de la non-occurrence du risque de catastrophe environnementale) voire juridiques (les derniers développements sur l’État fédéral) et même philosophiques (le renouvellement des standards d’une vie décente) montrent le sérieux de l’ensemble. Toutefois, contrairement à d’autres ouvrages plus anciens traitant peu ou prou des mêmes dérives aliénantes de la société moderne — à l’instar d’Énergie et équité, du philosophe viennois Ivan Illich — l’essai de Cédric Durand et Razmig Keucheyan est peut-être un peu moins accessible au grand public. En tout état de cause, il faut impérativement l’aborder en faisant sienne la maxime cartésienne selon laquelle « le tout se tient, et la fin sert à prouver le commencement ».