Par bien des points, l’œuvre d'Albert Camus préfigure certaines réflexions des tenants de la décroissance.

Dans Albert Camus et la nature contre l’histoire, Alexis Lager et Rémi Larue explorent et mettent en lumière les dimensions écologiques de la pensée et de l’œuvre du prix Nobel de littérature pour l’année 1957, le rangeant parmi les « précurseurs de la décroissance ».

 

Nonfiction : De quelle manière les écrits de Serge Latouche sur les « écrivains ou journalistes », les « poètes, les peintres et les esthètes de toutes sortes » qui, par leurs œuvres, « ont contribué à stimuler la réflexion sur l’objection de croissance » illimitée (Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, 2016), vous ont-ils inspirés dans la conception de votre livre, Rémi Larue et vous-même ?

Alexis Lager : Serge Latouche a été pour nous une référence constante. C’est lui le fondateur de la collection « les précurseur-ses de la décroissance » qui a accueilli notre volume. Les distinctions qu’il pose dans l’anthologie de cette collection entre grand ancien, éclaireur, et pionnier nous ont mis en garde contre le risque de l’anachronisme et contre la tentation de plaquer trop schématiquement une grille décroissante à la pensée de Camus. Un sens de la nuance très salutaire.

Concernant Camus, le terme de lanceur d’alerte nous a semblé préférable. L’œuvre foisonnante de Latouche, qui touche à l’économie, à l’anthropologie, à la religion, à la pédagogie, nous a permis de mieux mettre en évidence les lignes de convergence entre Camus et la décroissance : le sens des limites, la conscience de la finitude humaine et terrestre, la critique de la raison techniciste et instrumentale, la déconstruction du mythe du progrès, le caractère substantiel de notre présence au monde, la question de la pauvreté volontaire et du don. Cela est peu connu, mais Serge Latouche, a donné, en 2003, une interview dans un livre collectif autour de Camus. S’il admet que l’auteur de L’Homme révolté n’est pas une référence primordiale chez lui, il reconnaît que la lecture de « L’Exil d’Hélène » a contribué à nourrir la distinction qu’il effectue dans Le Défi de Minerve entre le raisonnable et le rationnel. Cette distinction recoupe pleinement l’analyse de Camus qui déclarait, fidèle en cela aux Grecs, ne pas « croire à la raison » rationaliste mais à l’intelligence de la mesure.

Albert Camus a fortement critiqué l'impact de la science et de la technique sur la nature et la sensibilité humaine. Cette critique a-t-elle motivé son intégration parmi les « précurseur-ses de la décroissance » ?

Oui, cette critique a évidemment motivé notre choix. Camus est conscient que la réduction de l’homme à la rationalité technique et scientifique peut entraîner un « rétrécissement » de sa sensibilité, de son rapport au monde et aussi de son humanité. C’est ce qu’il appelle le phénomène de l’abstraction, qui est pour lui profondément mortifère car il conduit à couper à la fois ce qui relie l’homme à la nature (l’expérience de la beauté est une part essentielle de l’humanisation pour Camus) mais également ce qui relie les hommes entre eux (en ne voyant dans l’autre qu’un chiffre, une donnée, un outil ou un ennemi).

À cette raison abstraite, Camus oppose une faculté humanisante : l’imagination. Pour lui, l’imagination n’est pas un repli dans l’irréel, l’onirisme, elle est une faculté créatrice, une puissance d’incarnation et d’empathie qui fait le lien vers la réalité et l’autre. Quand Camus fait dire à Rieux dans La Peste que ce qu’il manque aux autorités, « c’est l’imagination » car « les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau », il est très proche de Günther Anders, un autre précurseur de la décroissance, qui déplorait la « cécité apocalyptique » de l’homme face à la bombe atomique, son incapacité à imaginer la catastrophe. Quand il prend la parole lors de la conférence d’Athènes en 1955, il se déclare « absolument opposé à toutes les formes de pensée qui voudraient revenir au rouet ou à la charrue à bras ». La science et la technique sont pour lui des composantes essentielles de l’humain. Elles peuvent être bénéfiques, à condition qu’elles soient maîtrisées, limitées.

Serait-il juste de dire que la critique du « culte de la production » dans L'homme révolté (1951) est un acte politique et intellectuel relevant de la pensée de la décroissance ?

Ce serait, sur le plan historique, un anachronisme puisque la pensée de la décroissance n’émerge véritablement que dans les années 1970, bien après la mort de Camus. Cela dit, sur le plan intellectuel, cette critique peut être considérée comme un geste pré-décroissant. Rétrospectivement en effet, on ne peut qu’être frappé par la proximité entre la position de Camus à l’égard du credo productiviste et celle des décroissants. Dans L’Homme révolté, Camus montre que capitalisme bourgeois et socialisme autoritaire, opposés sur le plan politique, se rejoignent en fait dans une conception religieuse du progrès conduisant à une accumulation et une production démesurées. L’écrivain partage avec la décroissance la volonté de déconstruire l’idéologie du progrès, conçue comme une croyance, un mythe, qui conduit à justifier l’aliénation humaine. Une telle proximité n’a rien de surprenante : Camus, à l’instar d’un Orwell ou d’un Giono, fait partie de ces grandes figures qui ont nourri le terreau intellectuel des écologistes radicaux.

La dialectique de la nature et de l’histoire occupe une place majeure dans l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Comment ce dernier a-t-il pensé cette tension ? A-t-il su éviter l’écueil de ce que d’aucuns appellent la « sortie de l’Histoire » ?

Oui, cette dialectique est au cœur de sa pensée. Dès 1937, il lit Le Déclin de l’Occident de Spengler et note dans ses Carnets : « Toute la question : l’antithèse de l’histoire et de la nature ». Camus retracera cette lutte dans L’Homme révolté. Pour lui, l’équilibre entre nature et histoire qui a éclairé la Grèce antique va être remis en cause. D’abord par le christianisme – qui, en imaginant la vie humaine comme un simple passage vers une éternité (le paradis) après la mort, va couper la présence de l’homme au monde – puis par les philosophies de l’histoire qu’il regroupe sous le terme d’« historisme » (il désigne par là Hegel, Marx et Sartre) qui vont réduire l’homme à sa seule dimension historique en niant l’idée antique de nature humaine ou de nature tout court.

Pour Camus, cette dynamique forcenée (où l’homme ne se réaliserait que dans l’histoire, dans ses luttes) conduit inévitablement à déshumaniser l’homme car elle ne l’envisage que comme une « créature » abstraite dont la fin de l’histoire marquerait la réalisation complète, l’avènement idéal. L’idéologie transhumaniste, que dénoncent les décroissants, est aujourd’hui un des avatars de cet historisme dénoncé par Camus. L’historisme ferme selon lui les yeux sur l’existence d’« une part » irréductible de l’humain dont chacun peut faire l’expérience dans ses rapports sociaux et amicaux ou dans le sentiment de proximité ontologique avec le vivant. Son refus du fatalisme historique frappe toutes les pensées contemporaines (progressisme, déclinisme, collapsologie) qui présupposent une fin à l’histoire. Pour Camus, l’homme tient son destin entre ses mains. Le progrès de la condition humaine n’est jamais assuré, tout comme son déclin.

La nature méditerranéenne que chante Albert Camus dans ses écrits est quelque peu onirique. Ne voyez-vous pas dans ses célébrations de la « mesure » des anciens Grecs un certain essentialisme de type romantique ?

Le rapport de Camus à la nature, et la célébration des paysages qu’il implique, est de type lyrique, poétique. S’il n’hésite pas à célébrer la beauté de l’Algérie et à témoigner d’une forme d’exaltation proche de l’expérience romantique, il a cependant toujours eu, à l’égard de la subjectivité romantique, des réticences. Il l’accuse de masquer l’absurdité du monde. Dans ses descriptions lyriques, l’émotion est un vecteur, non pour atteindre le moi, mais pour révéler la beauté énigmatique de l’absurdité du monde et éprouver sa dimension sacrée. L’absurdité du monde ne suppose pas chez lui l’absence d’un ordre naturel immanent. Comme il le dit dans L’Homme révolté : « l’art […] nous apprend que l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n'est pas mort. » L’artiste a pour Camus une capacité à éprouver cet ordre immanent du monde, ce processus de vie qui traverse tout, mais le sens de cet ordre lui échappe et l’absurdité demeure. Quand Camus célèbre la mesure du monde et parle de l’ordre de la nature, sa pensée témoigne d’un essentialisme qui lui vient des anciens Grecs, qui croyaient en l’existence de valeurs préexistantes à l’homme et à l’histoire.

La possibilité d’un « suicide atomique » hante les écrits journalistiques d’Albert Camus. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il a appelé de ses vœux à la création d'« utopies relatives » qui pourraient être des alternatives aux « utopies totales » que proposaient alors le libéralisme étasunien et le communisme soviétique. Qu’entendait-il par cette proposition ? Pensez-vous qu’il a sous-estimé l’impact des colonialismes français, britannique, russe et asiatique dans la banalisation des crimes contre l’humanité ?

Camus utilise la notion d’« utopie relative » dans « Ni victimes, ni bourreaux », une série d’articles écrite au début de la guerre froide. Face aux utopies totales que sont le libéralisme américain (rabaissant la sensibilité de l’homme au divertissement et à la consommation de masse) et au communisme soviétique (prêt à toutes les horreurs pour parvenir à une égalité rêvée), il pense une utopie relative qui refuserait les systèmes abstraits pour se concentrer sur les hommes présents et l’action concrète. Une pensée humble où chacun s’efforcerait à améliorer, depuis son échelle, la condition humaine. Cette idée préfigure l’« utopie concrète » de la décroissance invitant chacun à transformer son mode de vie pour réaliser au présent une société plus décente et plus soutenable.

Concernant la décolonisation, Camus a très tôt dénoncé les iniquités du système colonial mais n’a pas su percevoir assez vite la force du désir d’indépendance des peuples colonisés, le réduisant, pour ce qui concerne l’Algérie, à une manœuvre anti-occidentale des communistes dans leur stratégie de domination. À la différence d’Orwell, il n’a pas compris que seule l’indépendance de ces peuples permettrait à l’Europe de ne pas renier en profondeur ses valeurs universalistes et démocratiques. La solution fédérale qu’il propose pour l’Algérie témoigne du refus, déjà évoqué, du fatalisme historique, et d’une dimension utopique de sa pensée. Accepter le déracinement des Français d’Algérie, c’eut été, pour lui, ratifier l’existence de cet historisme contre lequel il n’a cessé de s’élever. Rendre justice aux colonisés était indispensable mais ne pouvait passer par la réalisation d’une autre injustice.

Albert Camus et la nature contre l’histoire se termine par deux extraits d’une conférence prononcée par l’auteur de La Peste à Athènes, « L’avenir de la civilisation européenne », en avril 1955. Aujourd’hui, dans le contexte de détresse écologique mondiale que nous connaissons, quel avenir voyez-vous pour la civilisation humaine ?

Il est très difficile de répondre à cette question. Comme le dit l’adage, nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Le monde dans lequel nous vivons, aussi bien sur le plan politique qu’écologique, n’invite pas à l’optimisme et l’idée même d’un avenir commun, solidaire, juste et fraternel paraît, quand on constate l’inaction climatique et les tensions géopolitiques, particulièrement compromis. Camus disait à son époque qu’il était « pessimiste quant à la destinée humaine » mais « optimiste quant à l’homme ». Je partage pleinement ce qu’il dit. Pour moi, ce sont des paroles de courage, non de renoncement. Ce n’est pas parce que l’épée de Damoclès climatique pèse de tout son poids sur le destin de l’humanité qu’il faut renoncer à agir. Face à un monde qui se défait – comme disait Camus –, il faut s’obstiner. Continuer à faire entendre sa révolte, à l’incarner au quotidien, ne pas céder au nihilisme ou au cynisme, se méfier des discours simplificateurs qui jouent sur la haine, tisser des solidarités, s’efforcer de construire, à son échelle, un avenir soutenable et décent, malgré les forces contraires. Voilà la seule attitude cohérente à mon sens, même si la partie est loin d’être gagnée. Les humains ont encore la possibilité de changer les choses. Ne pas croire dans cette capacité d’action, ce serait être fataliste. Et la pensée de Camus est précisément le contraire du fatalisme.