Cette édition de vingt-neuf récits dans l’ordre de leur composition, avec de nouvelles traductions, consacre le talent d’écrivain de Howard Phillips Lovecraft.

Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 à Providence (Rhode Island), n’a pas trois ans lorsque son père est interné dans un asile psychiatrique où sans recouvrer jamais la raison, il mourra cinq ans plus tard, sans doute de la syphilis. Son grand-père maternel le recueille avec sa mère en 1893. Il le guérit de sa peur du noir, mais lui raconte des histoires de fantômes et l’encourage dans sa découverte de la littérature d’imagination, à commencer par les Mille et Une Nuits. Howard, âgé de cinq ans, adopte le nom d’Abdul Alhazred, qu’il donnera plus tard à l’Arabe fou auteur du Necronomicon.

Laurent Folliot explique dans une introduction aussi érudite que passionnante que ce titre, « venu en rêve à Lovecraft, aurait signifié selon lui, dans un grec approximatif, “une image de la loi des morts”, tandis que le titre arabe original, Al Azif, désigne le bourdonnement nocturne de certains insectes, superstitieusement interprété comme le hurlement des goules hantant ces cimetières où Alhazred allait fouiller en quête de survivances ténébreuses ».

Les autres lectures marquantes de son enfance sont Le Dit du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge et les contes pour la jeunesse de Nathaniel Hawthorne inspirés des mythes grecs, puis l’œuvre d’Edgar Allan Poe, découverte à huit ans, alors qu’il s’initie à la chimie, et ne reste qu’un an à l’école où il vient d’entrer, victime de ce qu’il appellera plus tard une « quasi-dépression nerveuse ».

« Copernic du récit d’horreur »

Trouvant son origine dans les traumatismes de son enfance, sa vocation littéraire se déclare également très tôt, puisqu’il écrit son premier texte de fiction à six ans, et ses premiers vers, inspirés de l’Odyssée, l’année suivante. Il porte à son point de perfection le « conte matérialiste d’épouvante », selon la formule de son premier admirateur français, Jacques Brégier.

Son univers inquiétant et son art de « réduire l’humanité à l’insignifiance en ouvrant les secrets de la Terre sur ceux de l’espace [et] en expliquant la terreur des superstitions ancestrales par une “réalité” cosmique plus épouvantable encore » sont à mettre en rapport avec les progrès de la science de l’époque. La théorie de la relativité comme celle de l’évolution ébranlent les vieilles conceptions religieuses et anthropocentrées du monde. Lovecraft explore les thèmes de la survivance et de la régression biologiques, notamment dans « La Peur qui rôde » (1922) et dans « Les Rats dans le mur » (1923).

Les créatures qu’il invente ne forment pas, contrairement aux dieux de la mythologie véritable, un ordre signifiant de l’univers : « elles suggèrent bien plutôt », explique l’introduction, « ce que celui-ci recèle de proliférant, d’irréductible à tout cadre symbolique, d’étranger à tout anthropomorphisme ». Leurs noms sont déjà une promesse de terreur : Cthulhu, Shub-Niggurath, Yog-Sothoth, Nyarlathotep… Assez tôt, on trouve dans ses textes des glossolalies, des langues impossibles : « Magna Mater ! Magna Mater ! … Atys… Dia ad aghaid ‘s ad aodann… agus bas dunach ort ! Dhonas ‘s dholas ort, argus leat-sa ! … Ungl… Ungl… rrrlh… chchch… » Telles sont les paroles de Delaporte à la fin d’un des récits.

Une œuvre paradoxale

Grand lecteur de Lord Dunsany (1878-1957) et d’Arthur Machen (1863-1947), deux écrivains britanniques issus du décadentisme, Lovecraft a inspiré des auteurs aussi divers que Borges, Joyce Carol Oates ou Houellebecq. Il a publié la plupart de ses récits dans Weird Tales ou Astounding Stories, des pulp magazines, ainsi nommés d’après la pâte à papier bon marché qui servait à leur production. Il est mort d’un cancer de l’intestin en 1937, sans avoir pu les recueillir en volume, ce que feront deux de ses admirateurs deux ans plus tard.

Son œuvre brouille les frontières entre littérature populaire et littérature sérieuse, comme Frankenstein, Sherlock Holmes ou les personnages de Tolkien. En témoignent ses nombreuses adaptations à l’écran et sous forme de romans graphiques ou de jeux vidéo, voire de mèmes Internet. Elle a bénéficié de l’essor des mass media auxquels il était lui-même hostile, fidèle en cela à sa culture élitiste. « Gigantesque machine à rêver », comme le dit Houellebecq, son œuvre est devenue une référence incontournable, bien au-delà de la littérature de genre à laquelle elle appartient d’abord. Elle est ainsi largement utilisée et mentionnée dans La Treizième Heure (2022), roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui explore notamment les questions de la transidentité et de l’hermaphrodisme.

Cette édition très savante propose une chronologie ainsi qu’un index et des notes portant sur les principaux personnages, lieux et ouvrages cités dans le volume. Elle met en évidence les qualités littéraires de Lovecraft et la singularité de sa vision – bref, son statut de véritable écrivain.

 

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