Laurence Hansen-Love revient sur l’histoire de la philosophie occidentale et la séparation entre nature et culture.

Laurence Hansen-Love est philosophe et professeure agrégée de philosophie. Elle enseigne à l’Institut privé de préparation aux études supérieures (IPESUP). Elle a participé à l’écriture de plusieurs manuels de philosophie et a publié de nombreux ouvrages de philosophie politique et morale. Elle dédie un premier livre à la question écologique, Planète en ébullition. Ecologie, féminisme et responsabilité, en 2022. En 2024, elle publie L’idée écologique et la philosophie. A la recherche d’un monde commun au sein de la maison d’édition canadienne Écosociété.

Cet ouvrage se donne pour objectif de questionner les liens entre l’écologie et la philosophie. L’hypothèse de départ est qu’il y aurait « une sorte de sensibilité écologique inhérente à ce que nous nommons encore actuellement "philosophie" – conçue ici à la fois comme une discipline intellectuelle et un art de vivre ». Pour y parvenir, la philosophe se donne la tâche conséquente d’opérer une relecture de l’histoire de la philosophie à partir du contexte contemporain d’urgence écologique. En quelque 130 pages, cet ouvrage offre une première approche stimulante à ces enjeux complexes. Aussi, soucieuse de rendre son propos accessible et didactique, l’autrice prend soin, par exemple, de définir certains termes techniques du discours philosophique.

Le questionnement proposé par la philosophe se présente ainsi : « pourquoi la dénonciation de la démesure et le respect de la nature, si vifs chez les Anciens, sont-ils passés au second plan pendant tant de siècles, avant de réapparaître, dans toute leur acuité et leur virulence, au cours du XXe siècle […] et [chez] tant d’autres philosophes contemporains » ? Autrement dit, on assisterait actuellement à un retour de la philosophie telle qu’elle était conçue dans la Grèce antique. « Nous » vivrions bien une révolution mais au sens astronomique du terme, car le chemin effectué par la pensée nous ramènerait au point de départ. À partir des deux postulats posés précédemment, l’autrice interroge alors : « pourquoi l’étonnement philosophique a emprunté longtemps d’autres voies avant de renouer avec certains des fondamentaux de doctrines antiques » ?

Des origines des réflexions écologiques

Le livre retrace une certaine histoire de la philosophie occidentale. Le « périple » se dessine dans un ordre chronologique au fil des chapitres. Il part des grands mythes, les cosmogonies qui ont forgé la culture occidentale (Hésiode, Virgile, Ovide), jusqu’aux luttes écoféministes les plus récentes, en passant par les Lumières, ou encore les philosophies de la technique au XXe siècle. L’enjeu de ce parcours serait de déceler ce qu’il y a de « commun » entre philosophie et écologie. L’usage de la conjonction de coordination dans le titre présuppose une séparation : les deux disciplines seraient amenées « soit à investir de concert, soit à se disputer les mêmes terrains de réflexion et d’investigation ». L’enjeu est bien de montrer le lien inhérent entre les deux, sans pour autant que l’ouvrage traite d’une philosophie de l’environnement. Cependant, si l’autrice définit succinctement ce qu’elle entend par philosophie, elle ne propose aucune définition de ce que serait l’écologie, qui apparaît alors comme un allant de soi.  

Une des difficultés dont il faut se prévaloir avant d’entrer dans le vif du sujet est de ne pas tomber dans l’anachronisme, c’est-à-dire de ne pas lire les idées du passé avec un regard contemporain. De nombreux travaux se sont donné pour tâche de chercher une « origine » aux pensées écologiques. Hansen-Love évoque bien des « visionnaires », des « précurseurs », des « écologistes avant l’heure ». Mais n’est-ce pas notre œil actuel qui interprète ainsi les textes ? Si des réflexions sur la nature et sur l’évolution du paysage ont toujours existé, il faut découvrir ce qui fait la spécificité de l’écologie.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une question récente, son ampleur actuelle, globale, est inédite. Cependant, plutôt que de chercher des origines, la philosophe semble plutôt chercher un héritage en parlant des idées qui « ont tantôt influencé, tantôt nourri directement les problématiques écologiques contemporaines ».

Elle ajoute :

« Il serait abusif de prétendre que la philosophie, dès son origine (notamment présocratique) puis tout au long de son histoire, s’est montrée explicitement sensible aux préoccupations environnementales. En revanche on peut raisonnablement observer que certains thèmes omniprésents dans toute la littérature d’inspiration écologique – je pense notamment à la mise en garde contre la démesure, la fameuse « hubris » fustigée par les Anciens – furent aussi des sujets de méditation ou d’inquiétude pour de nombreux philosophes. »

Reposer la question du dualisme

L’idée est de comprendre ce qui aurait mené à la destruction progressive du monde par l’être humain – en rappelant que les humains ne sont pas tous égaux sur ces questions de responsabilité. En ce sens, la réflexion du livre débute sur les premiers récits de l’humanité qui constituent une « mise en garde contre la démesure », contre la « tentation de l’homme de se mesurer aux dieux et ainsi de s’élever au-dessus de sa condition ». Le rôle de la philosophie et des premiers écrits est bien d’interroger la place de l’être humain, « notre relation au monde, à l’Univers, à la réalité dans son ensemble ». Ainsi, l’étonnement philosophique présent dans la problématique du livre correspond à l’origine de la philosophie, c’est-à-dire la remise en question de ce qui semble évident.

On peut retenir trois moments importants dans le cheminement effectué par l’autrice. Le premier est celui des récits fondateurs et de la philosophie grecque, avec l’existence d’un naturalisme antique comme « affirmation de la rationalité inhérente à la nature  ». Pour eux, la nature correspond à « la belle harmonie [qui] doit régler notre comportement, dont la cité doit s’inspirer et qu’elle doit même chercher à reproduire  ».

Puis vient le deuxième, qu’elle qualifie de « moment moderne » et qui correspond au détachement des humains à la nature. Celui-ci est né d’une double influence. Il y a d’abord le texte de la Bible avec l’arrivée du Dieu unique. Contrairement aux anciennes mythologies, l’Homme est placé au centre de tout. La nature existe, à la demande de Dieu, uniquement pour être au service de l’Homme. Cela conduit à alors un changement de « paradigme ». Ensuite, c’est la science moderne qui va prolonger ce paradigme judéo-chrétien. Il s’agit du fameux Discours de la méthode où Descartes affirme la tâche de l’Homme de « se rendre comme maître et possesseur de la nature  ». C’est le « dualisme cartésien », c’est-à-dire la séparation entre l’esprit et la nature : tout savoir est produit par un esprit qui doit comprendre et se saisir des rouages mécanisés d’une nature dont il est tout à fait étranger.  

Ecologie et philosophie : allers et retours

Cette séparation bien connue aurait totalement façonné le monde moderne capitaliste, qui correspond de fait au monde actuel. Cependant, plutôt que de rester sur cette rupture, la philosophe retrace une continuité avec les pensées de la nature.

Il y aurait donc un troisième moment, qui se poursuivrait jusqu’à aujourd’hui. Celui-ci débute – alors que le cartésianisme est toujours présent – par le travail de Spinoza. Dès le XVIIe siècle, Spinoza souhaite « renouer avec le matérialisme et le naturalisme des Anciens ». Il s’agit donc d’un retour. Puis, durant le tant nommé « Siècle des Lumières », il y a une réapparition des questions sur la nature avec le travail certes des philosophes (d’Holbach, Helvétius, Rousseau) mais surtout des scientifiques naturalistes (Buffon, Linné, Lamarck, Darwin).

Le XIXe siècle marquerait ensuite l’arrivée de l’« écologie moderne ». En plus des réflexions classiques sur la place de l’Homme dans la Nature, des auteurs « commencent à découvrir que la nature est abîmée. »   C’est également à ce moment-là, précisément en 1866, que le biologiste Ernst Haeckel créé le néologisme « écologie ». Le corpus que l’autrice étudie est alors marqué par la présence des philosophes et écrivains américains qui ont eu une grande importance, notamment sur les questions d’éthique environnementale (Emerson, Thoreau, Muir, Leopold).

Enfin, Hansen-Love évoque des philosophes contemporains dont la particularité est de « ne pas séparer la question de la protection de l’environnement […] d’une critique sans appel du capitalisme ». Il est question de réflexions sur la technique, les technologies, l’écologie politique, le développement des entités globales (Gaïa, la « communauté terrestre »), les luttes intersectionnelles (l’écoféminisme), les philosophies de l’animal, le droit. Elle aborde enfin la puissance de la philosophie africaine mais en se concentrant uniquement sur le travail d’Achille Mbembe.

Prudence et action

Malgré la reprise d’une lecture déjà stabilisée de l’histoire de la philosophie par une forte actualité éditoriale, l’originalité de l’ouvrage tient à sa volonté de recréer une continuité en montrant que les philosophes n’ont jamais vraiment cessé de se préoccuper de la nature, même si ce n’est pas dans la forme que l’on connaît aujourd’hui. De plus, Hansen-Love cherche à montrer que « la nature redevient ce que les Grecs appelaient phusis : un processus de transformation qui engendre les êtres vivants, humains compris, et qu’il faut d’abord étudier pour bien le comprendre et ensuite le respecter.  » Cela signifierait-il que les philosophes grecs avaient tout compris ? Encore une fois, la différence de contexte rend impossible cette comparaison. Néanmoins, ce que la philosophe souhaite donner à voir, c’est une possibilité de retrouver non pas leur pensée philosophique, mais une certaine conception de la philosophie dont le présent doit s’inspirer en faisant « le choix de la tolérance et de la prudence ». Ce livre représente une mise en pratique de cette prudence par la prise de recul sur ces questions brûlantes.

La prudence et la réflexion philosophique ne s’opposent cependant pas à l’engagement du philosophe comme du citoyen. En ouverture et en fermeture de l’ouvrage, la philosophe reprend un entretien de Gunther Anders, datant de 1982, et interroge : « Peut-on encore, lorsque "le monde meurt sous nos yeux", refuser de s’engager ? ». Une question pressente qui rappelle également la conclusion de l’ouvrage de la sociologue écoféministe Ariel Salleh en 1997 : « Est-ce que vous aussi, vous fermerez les yeux sur ces crimes, ce modèle linéaire de développement exporté par un Occident éclairé ? »   . Des exemples qui permettent de rappeler que le travail intellectuel ne s’oppose pas à la nécessité des actions politiques radicales.