Le management ne mérite pas la considération qu'on lui porte, explique Norbert Alter, qui suggère ainsi d'abandonner une révérence mal placée envers ce qu'il rebaptise le « machin ».
Norbert Alter est l'auteur de plusieurs grands livres de sociologie des organisations. Au terme d'une longue carrière, il cherche une fois encore à faire passer les messages essentiels auxquels ses recherches l'ont conduit. Il emprunte cette fois pour cela une forme plus légère, et peut-être plus difficilement assimilable par le management, dont il n'hésite pas à dénoncer les turpitudes.
Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son nouveau livre à nos lecteurs.
Nonfiction : Vous avez publié en avril un ouvrage qui retrace la vie d’un consultant en organisation, plutôt atypique, qui, au fur et à mesure qu’il prend conscience de l’absurdité de ce que l’on attend de lui, tente d’infléchir les missions auxquelles il participe dans le sens d’une meilleure prise en compte du travail effectivement réalisé par les salariés des entreprises pour lesquelles il intervient. Ce récit emprunte beaucoup à votre propre parcours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, du choix que vous avez fait de ce type de récit ?
Norbert Alter : Depuis quarante ans, le management ne cesse de détruire la richesse de l'engagement spontané, de la compétence collective que lui donnent les salariés. Rien ne parvient à transformer son comportement, à le rendre constructif et rationnel. Cette situation absurde et scandaleuse m'a toujours fasciné. D'innombrables experts, consultants et universitaires, colloques, films, ouvrages et conférences ne cessent pourtant de dénoncer les méfaits d'une conception du travail productrice d'inefficacité, de souffrance, de désengagement. Les dysfonctionnements du management, et sa crise actuelle, ont donc peu de choses à voir avec un manque de connaissance. Leur pérennité repose au contraire sur l'étonnante capacité de la sphère dirigeante à comprendre un problème sans mobiliser cette compréhension pour agir autrement. J'ai donc décidé d'écrire sur cette situation absurde et énigmatique.
Mais je ne pouvais me satisfaire d'un énième ouvrage sérieux. Il n'aurait fait qu'alimenter le phénomène que je viens de décrire. Il aurait été absorbé et digéré par la novlangue managériale qui consiste à déformer ce qui est vu, vécu et expliqué pour préserver un ordre social qu'elle juge moral et efficace. Cette déformation repose principalement sur le principe d'euphémisation : « les choses ne vont pas si mal, il faut juste améliorer à la marge ». J'ai donc décidé de heurter frontalement l'autoritarisme soft de la novlangue en mobilisant un langage impertinent, subjectif, provocateur, argotique et ordinaire. J'ai construit mon analyse en créant le personnage de Frédéric, consultant d'un grand groupe de conseil anglo-saxon, qui raconte avec franchise et sans retenue ses quarante années de pratique professionnelle. À la manière de Buster Keaton ou de Groucho Marx, il crée une complicité avec le public en dévoilant l'absurdité et les méfaits du consulting et du management. Cette perspective « décalée » sertit l'ouvrage dans l'humour et bien sûr l'humour noir.
On y retrouve la remise en cause de cette idée, contre laquelle vous n’avez cessé de mettre en garde dans vos écrits académiques, que les activités des salariés ne peuvent être prescrites dans le détail sans perdre le bénéfice de leur engagement au travail. Pourriez-vous en dire un mot ?
Le monde réel du travail peut conduire les salariés à s'engager dans leur activité avec plaisir, avec la certitude de participer à une œuvre sensée. Le monde prescrit du travail interdit ces sentiments. Il réduit les activités professionnelles à la réalisation de tâches, à la mise en œuvre de mécanismes de coordination et à l'atteinte d'objectifs. Cette distinction, que Frédéric ne cesse d'expérimenter et d'analyser, va donc au-delà de la distinction maintenant classique que les ergonomes et les psychologues font entre travail réel et travail prescrit. Les sociologues mettent en évidence que les organisations supposent, pour fonctionner efficacement, l'existence de réseaux informels, d'échanges entre collègues. Ces échanges obéissent à une logique du don et du contre don, de luttes d'influence plus fortes que les statuts qui définissent le pouvoir des puissants et les organigrammes. Les anthropologues élucident le mystère de l'engagement en soulignant qu'on ne s'engage pas seulement pour atteindre un objectif mais pour éprouver le délicieux sentiment d'exister collectivement, au travail comme ailleurs. Les chercheurs en gestion ne cessent, non plus, de rappeler que la capacité à atteindre des objectifs non fixés, est masquée par les KPI [Key Performance Indicators, ou indicateurs clés de performance] qui ne savent identifier que ce qu'ils prescrivent.
Le monde du travail nourrit ainsi des pratiques informelles, dont émane la compétence collective : la capacité à associer les compétences individuelles en les intégrant dans des liens sociaux qui les enchâssent en un tout indissociable. Ce tout « supérieur à la somme des parties » représente un véritable trésor pour le fonctionnement des entreprises : il fait circuler et partager des connaissances, des relations, des expériences et des représentations qu’aucune politique de mobilisation ne parvient à réaliser. Plus encore, il donne à chacun la certitude de réaliser une activité sensée et d'être reconnu, par les pairs, comme contributeur à l'œuvre collective. Il sécrète le plaisir tiré de la capacité à rendre les règles intelligentes et du sentiment d'appartenir à un tout qui dépasse les intérêts individuels.
Tout ceci devrait inverser la question fondatrice du management : « comment mobiliser les salariés ? » (car les salariés ne sont pas mobilisés). Il faudrait la reformuler en modifiant le postulat sous-jacent : « comment tirer parti de la mobilisation spontanée des salariés ? ». Mais tout indique que ce postulat survit aux mille et une démonstrations des sciences sociales.
Ainsi, depuis une quarantaine d'années, le management se gave de politiques de rationalisation plus ou moins créatives (organisation en X, Y ou Z, inversées ou transversales, réticulaires ou adaptatives). Toutes considèrent que les pratiques informelles nuisent au bon fonctionnement de l'entreprise, pour une raison tautologique : elles ne correspondent pas aux comportements attendus par ceux qui définissent les objectifs et les procédures. Elles ne se donnent jamais les moyens techniques de mesurer la valeur de la compétence collective pour la considérer positivement. Elles oublient que l'engagement spontané des salariés est un don fait à l'entreprise qui devrait le recevoir en le célébrant plutôt que de le prendre sans manifester sa gratitude. Elles extirpent donc, années après années, ce qui fait le sel du monde du travail : y œuvrer de manière solidaire et sensée.
Frédéric, le personnage de mon livre, vend ainsi la méthode PSC (Programmer, Standardiser, Coordonner) à ses clients. Cette méthode n'existe pas sur le marché. Je l'ai inventée en reprenant le principe fondamental de l'organisation scientifique du travail : la fluidité industrielle. Selon ce principe tous les éléments nécessaires à la réalisation d'un bien ou d'un service (matériaux, technologies, individus, méthodes) doivent être associés de manière parfaite pour se dérouler, s'écouler, sans rupture de charge, bavardage ou aléas. C'est l'idée même de « process », qui caractérise les industries du même nom (chimie, énergie, agro-alimentaire) dans lesquelles tout circule sans intervention humaine. Ou plutôt, sans que les interventions humaines soient elles-mêmes étroitement processées. L'activité de Frédéric consiste ainsi à programmer les tâches pour éviter les arrangements, à les standardiser pour éviter les erreurs, à les coordonner pour éliminer les palabres inutiles. Il constate qu'il réduit le monde du travail réel des salariés à des principes abstraits qui obéissent plus à une logique techniciste et esthétique (la « beauté » de ses principes et de ses slides) qu'à un impératif de management empiriquement fondé. Il en distingue également les effets, qui au cours de sa carrière, prennent des noms différents mais qui signifient tous la même idée : se désengager pour ne pas souffrir de la disparition de la source de plaisir et de mobilisation qui se nichait dans l'imperfection des organisations d'hier. Moins s'adonner à sa mission pour moins souffrir de l'ingratitude d'un management qui ne gère que ce qu'il sait mesurer.
Il existe à ce propos un contresens passionnant à analyser. Les spécialistes en opinions toutes faites, qui se parent de compétences pseudo-académiques, rapportent ce désengagement à la culture des millenials (ou génération Y) : opportunistes, investis hors travail, s'en tenant au contrat, etc. Ces spécialistes oublient que ces comportements en question résultent très souvent d'un apprentissage transgénérationnel : les parents des millenials ont découvert, dans les années 90, que l'entreprise n'était pas une famille, qu'elle savait licencier, oublier ce qui avait été sacrifié pour le bien commun. Les parents ont transmis cette expérience à leurs enfants. L'entreprise se trouve ainsi confrontée à des salariés, jeunes ou anciens, dont la loyauté n'excède plus celle de l'employeur.
Tout ou presque, dans ces interventions, tourne autour du changement et de la conception qu’en ont les directions et les consultants qu’elles emploient, et en particulier de la soi-disant « résistance au changement » que ceux-ci imputent aux collaborateurs. Le changement permanent est aussi nourri par l'idée que l’organisation nécessite en permanence, ou en tout cas très régulièrement, d’être réformée, toujours par le haut, pour être plus efficace, répondre à un nouveau contexte, etc. Faut-il plutôt y voir, comme vous l’expliquez, un effet de la démotivation induite par les transformations incessantes qui leur sont imposées ?
Les entreprises se trouvent aujourd'hui dans une situation de mouvement, c'est à dire de changement permanent, d'absence d'état organisationnel durablement stable. Les « réorgs » succèdent ainsi aux « réorgs ». Cette dynamique incontrôlée produit un paradoxe qui structure la vie en entreprise : on n'y a jamais autant investit en PSC (en activité organisatrice) et les salariés ne se sont jamais autant plaints du manque d'organisation. À elle seule, cette situation permet d'en finir avec la croyance en la « résistance au changement naturelle » des salariés. La majorité d'entre eux, depuis une trentaine d'années, ont adopté et adapté des changements répétés concernant tâches, organisation, relations aux clients, relations à la hiérarchie, système d'évaluation, indicateurs de gestion, système d'information, etc. Il existe aujourd'hui une lassitude de ce mouvement, une volonté de pouvoir faire le point, de stabiliser ses projets, son rapport à l'entreprise, à l'emploi, à soi et aux autres. Mais ceci ne peut être confondu avec l'incapacité à s'investir dans de nouvelles donnes.
À l'inverse, la résistance au changement caractérise souvent la culture des décideurs : faute d'écouter le terrain, ils ne parviennent pas à tirer parti de ses richesses. Ils défendent une conception étriquée du monde du travail. Ils pensent pouvoir diriger alors qu'ils ne peuvent que décider. Comprendre cette situation suppose de revenir sur le PSC. Mais, plus ils développent ces pratiques, plus ils découvrent, simultanément, qu'ils ne peuvent se passer de la bonne volonté des salariés. Le PSC ne propose en effet rien pour traiter les situations d'urgence, de risque, de complexité, d'aléas et d'incertitude qui caractérisent le fonctionnement des organisations contemporaines. Il faut alors mobiliser la compétence collective et l'engagement spontané. Mais comment décréter et organiser cela ? Comment sortir de l'oxymore et du paradoxe ?
Le « machin » propose une solution, qui fait l'objet d'un marché du conseil aussi considérable que celui du PSC : gérer les états d'âme, motiver, mobiliser, faire équipe, être solidaires et créatifs et autres « salades ». On substitue ainsi le team building à l'esprit d'équipe, les séminaires de créativité à l'esprit d'innovation ordinaire, les dispositifs de bonheur au plaisir d'être ensemble, les évènements aux fêtes professionnelles, les séminaires de « production » de sens aux activités sensées. Chaque salarié connait l'existence de ces fadaises. Chacun a conscience de leur caractère absurde : on ne peut ni décréter ni organiser des états d'âme.
Ainsi, le cabinet conseil de Frédéric éradique d'une main les liens sociaux et les sollicite de l'autre main. Plus exactement, il détruit leur spontanéité, leur caractère parfois transgressif et incontrôlable pour en créer de nouveaux, aseptisés, contenus dans un espace et un moment prévus à leur expression. Il les externalise, les sort du contexte de travail quotidien pour les fondre dans des dispositifs sans âme, dans le meilleur des cas ludiques et dans le pire humiliants et désespérants.
Plutôt que de « regonfler leurs poumons », ces actions confortent les salariés dans la certitude de ne pas être acceptés comme de réels contributeurs, comme des êtres autonomes, capables d'esprit d'entreprendre et d'esprit critique. Très généralement celles-ci sont d'ailleurs mobilisées pour les « accompagner », pour « accompagner le changement » qu'ils doivent s'« approprier ». Mais, comprenons-nous bien, en novlangue managériale accompagner signifie conduire (à l'objectif visé selon un temporalité prévue), pas aider. Et s'approprier signifie faire sienne les idées de la direction, pas les adapter aux besoins locaux.
Ces actions ne peuvent donc aucunement réengager, remobiliser les salariés. Au contraire, elles les conduisent à prendre une distance au rôle qui leur garantit de savoir faire bonne figure, et même rire, sans nécessairement éprouver les sentiments qu'ils manifestent.
On entre ainsi dans la logique du « machin », cette maladie du management qui se caractérise par son hypertrophie. J'utilise le terme dépréciatif de machin pour décrire le caractère paradoxal et absurde de la succession du cycle permanent PSC/gestion des états d'âme. Le machin consiste à remplacer des solutions (le monde du travail réel) par des problèmes (l'idéal de fluidité).
Le livre est aussi une histoire des modes en matière de consulting, qui, toutes, éludent largement la question de l’efficacité de leurs approches ou de leurs méthodes. Si ce n’est pas efficace, pourquoi les entreprises y consacrent-elles autant d’argent ?
L'efficacité et l'efficience des investissements en matière de conseil en organisation ne se mesurent pas, ou très mal, pour une raison simple : on ne dispose pas de méthodes d'évaluation permettant d'évaluer le ROI (Return On Investment). Ceci vaut d'ailleurs pour l'ensemble des investissements immatériels (recherche, informatique, marketing, formation et conseil). Plus encore, on ne dispose généralement que d'une connaissance approximative des coûts représentés par ces actions, qui produisent de nombreux « coûts cachés » et qui mobilisent souvent des ressources informelles. La raison économique, en matière de conseil, ne peut ainsi se réduire à une évaluation étroitement comptable. Cette situation confère une extraordinaire liberté à Frédéric, ses homologues et ses clients.
Il constate ainsi que le changement d'organisation est devenu une norme, une obligation coutumière faite aux dirigeants : comment être considéré comme un patron sans réorganiser le département dont on prend la responsabilité ? Plus encore, il découvre que les croyances (pour faire simple, une affirmation que l'on ne peut vérifier immédiatement) fondent n'importe quelle décision en matière de management : on ne peut en effet jamais connaitre à l'avance les effets du choix d'une organisation en M plutôt qu'une organisation en Z. Le plus souvent, la préférence résulte d'une mode managériale, vendue comme une solution certaine par les consultants.
Cette situation, en tant que telle, est compréhensible et acceptable : en situation d'incertitude il est nécessaire de mobiliser des croyances pour agir. Si on attendait de disposer de toutes les informations pour s'engager dans une décision, l'attentisme prévaudrait partout et pour tous. Et puis, surtout, peu importe le choix initial (organisation M ou Z) : ce qui fait le succès et l'efficacité d'une organisation a en effet peu de chose à voir avec sa forme et la nature intrinsèque de ses dispositifs, mais à la façon dont les salariés parviennent à adapter cette organisation à leurs besoins, à se l'approprier. Certaines structures en silos fonctionnent ainsi parfaitement alors que des structures matricielles 3.0 dysfonctionnent totalement.
Autrement dit, l'action managériale devrait se situer principalement en aval de la décision. A ce moment-là, et seulement à ce moment, il est possible de se défaire des croyances en les remplaçant par les expériences du terrain, en les sollicitant et en les fertilisant. Le malheur, dans la logique du machin, fait que l'on préfère « accompagner » les salariés en leur imposant un usage et un seul de l'organisation M ou Z. On se prive ainsi de leur expérience, on se prive de toute possibilité d'apprentissage, on développe un management dogmatique (imposant autoritairement des croyances).
Frédéric expose rarement ces observations aux dirigeants qui achètent ses prestations. Il doit faire du chiffre. Ses propositions ne seraient pourtant ni inefficaces, ni insensées. Mais elles n'obéiraient pas aux croyances qui fondent le marché de dupes réciproques entre consultant et client.
Vous avez insisté sur l’importance des réseaux informels et des liens sociaux qui à la fois constituent une ressource essentielle pour les salariés dans le cadre de leurs activités et un objectif en soi dans le cadre de la vie en société. Pouvez-vous y revenir ?
Je reprends dans ce livre quelques éléments de mes travaux antérieurs concernant la question de la coopération. Depuis longtemps, je mobilise les travaux de Mauss et de Malinowski, qui ont élaboré la théorie du don et du contre-don (un système d'échange qui oblige celui qui reçoit à donner à son tour). Cette idée, longtemps réservée à l’analyse des civilisations traditionnelles, indique que ces sociétés, sans monnaie, sans esprit économique, reposaient sur la circulation des biens, des liens et des êtres. Je la mobilise pour comprendre les échanges entre collègues et entre salariés et employeur dans une firme capitaliste. Elle conduit à éclaircir la notion de compétence collective. Entre collègues, tout circule : des informations, du temps de travail, des réputations, du soutien, du partage d'émotions, des légendes, des êtres, des rivalités et des querelles de face, de la reconnaissance ou du mépris. La circulation des biens et des liens forme un tout indissociable, à mille lieues des pratiques du machin qui dissocie radicalement ces deux mondes.
L'économie de ces échanges repose sur le principe de « réciprocité élargie » (A donne à B, qui donne à M, M, qui, un jour, donne à A). Ce qui signifie que A ne sachant pas quand, sous quelle forme et avec quelle valeur quelqu’un lui donnerait quelque chose, a donné à un tout. Comme on donne dans une entreprise, à la mission, au métier, au réseau, bien plus qu’à l'autre. Pourquoi ? Parce qu’on éprouve dans cette circonstance le « sentiment fugitif que la société prend » (Mauss), qu'on en fait intimement partie, que les autres ne sont qu'un prolongement de nous-mêmes. Cela procure l'extraordinaire sentiment d'exister, d'être en accord avec soi-même et les autres, d'être reconnu comme tel, profondément singulier et semblable.
La recherche de ce sentiment nourrit l'engagement des salariés d'une entreprise, mais tout autant, l'engagement dans une cause politique, écologique, morale, civilisationnelle ou humanitaire. Toute la difficulté de nos sociétés modernes tient à la captation de ces engagements collectifs par des oligarchies, des élites, qui les réduisent à des moyens de l'action, qui s'intéressent prioritairement à leurs résultats, qui n'évaluent que leur pertinence et leur efficacité « objective ». En oubliant que l'on s'engage autant pour s'engager que pour atteindre des objectifs, elles tendent à stériliser ces comportements : on ne discute pas du travail uniquement pour faire avancer les affaires, mais aussi pour le plaisir d'échanger. On ne milite pas uniquement pour faire avancer une idée du monde mais aussi pour parler du monde, en confiance, pour faire société autant que pour changer cette dernière.
Qu’il faille voir l’entreprise comme un système social a pu sembler, pendant un temps, un acquis de la recherche, en particulier de la sociologie des organisations. On n’en entend plus guère parler aujourd’hui. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
La notion de système social a longtemps prévalu en sociologie des organisations mais aussi dans les différentes sociologies de l'action (par exemple, en France, dans la pensée d’Alain Touraine). L'idée maîtresse de ces perspectives consistait à mettre en évidence l'interdépendance des éléments constitutifs d'un système social. On considérait donc comme impensable de modifier une organisation, une partie de la société ou les coutumes d'une population donnée sans modifier l'ensemble de ses éléments. Aujourd'hui les analyses sociologiques se sont largement verticalisées, elles donnent plus de place à la « domination », à l'opposition et aux inégalités. Elles en arrivent parfois à nommer « systémique », par exemple à propos de la violence exercée par le groupe social, ce qui participe plutôt du systématique, de la manière d'exercer cette violence. Comme si le terme se trouvait embarqué dans une conception uniquement critique des rapports sociaux.
La notion de système est épistémologiquement juste. Elle est également opérationnelle : elle permet de comprendre la complexité d'une situation. Mais elle a certainement trop masqué la verticalité et l'inégalité des rapports sociaux. Heureusement, les analyses de terrain restent suffisamment étrangères à la dimension clanique de ces débats pour penser à la fois le système et la verticalité des relations sociales, la culture et la domination, le tout et les intérêts spécifiques.
A lire également sur Nonfiction : la recension d'un autre livre de Norbert Alter, Donner et prendre. La coopération en entreprise, tirée de nos archives.