Dans un passionnant travail de reconstitution, Jérémie Foa raconte la Saint-Barthélemy du point de vue de celles et ceux qui ont vécu cet événement.
Dans Tous ceux qui tombent (2021, réédité en 2024, ndlr), Jérémie Foa revient sur le massacre de la Saint-Barthélemy. Il propose de lire cet événement, non sous un angle strictement politique, mais à hauteur d’homme et de femme, en adoptant le point de vue des auteurs et des victimes du massacre. Confrontant les sources dont il dispose, l’historien se livre ainsi à un passionnant travail d’enquête et de reconstitution.
On a tout écrit, ou presque, sur la Saint-Barthélemy (24 août 1572), explique en substance l’historien Jérémie Foa dans son introduction. On sait en effet que ce massacre n’est pas un complot fomenté par Catherine de Médicis. Il est établi qu’il n’a pas seulement concerné la capitale, mais d’autres villes comme Orléans, Bordeaux ou Toulouse, qu’ainsi « l’interminable été des huguenots » s’est allongé jusqu’en octobre, « moissonnant dix mille vies ». Pourquoi, donc, rouvrir les pages sombres de cet événement ?
Jérémie Foa entend s’approcher au plus près de la vie des bourreaux et de leurs victimes : « J’ai choisi, écrit-il à propos du massacre, de l’observer par le bas, au ras du sang, à travers ses protagonistes anonymes. » L’une des questions qui guident son approche est la suivante : « Comment des hommes ordinaires ont-ils pu soudain égorger leurs voisins de toujours ? » Pour y répondre, l’auteur se propose de rouvrir les « affaires classées » et d’élucider des crimes que l’on pourrait a priori juger insignifiants dans le cours de l’histoire. Chaque chapitre est donc construit comme une enquête : il s’agit d’en savoir plus sur une victime, d’interroger la pertinence d’une source, de décrire un lieu, d’élucider un événement ; en somme, de donner un aperçu précis des circonstances dans lesquelles le massacre a eu lieu.
Une écriture fragmentaire
Ce qui ressort de l’ouvrage est d’abord la difficulté à reconstituer les parcours des victimes, c’est-à-dire à assembler les pièces du « puzzle » qu’offrent les archives. Pour y parvenir, l’historien doit sans cesse confronter ses sources, à l’affût d’un nom propre, d’une coïncidence entre deux récits.
Parfois, c’est le retour d’un nom qui éveille son attention, comme c’est le cas pour la femme du commissaire Aubert. Simon Goulart, mémorialiste protestant du XVIe siècle, indique en effet qu’elle a été tuée à la demande de son mari. Jérémie Foa retrouve ensuite le nom « Aubert » aux Archives nationales et découvre que, deux ans après la mort de sa femme, Nicolas Aubert a fait procéder à l’inventaire de ses biens. L’enquête se poursuit aux archives de la Préfecture de police, où l’on apprend que le même Aubert a été emprisonné à la Conciergerie, sans doute pour avoir mangé de la viande en carême. Ainsi, de fil en aiguille, l’historien reconstitue l’histoire de Marye Robert, dont la foi protestante gênait certainement l’ascension sociale de son mari. Mais le travail d’identification des noms est parfois compliqué du fait des différences de graphies. Jérémie Foa doit ainsi confronter plusieurs sources pour établir que « Pierre de Sainerue » (dans le texte de Simon Goulart) est en fait Pierre de Seyne, un horloger mort à la Saint-Barthélemy. Il remarque également que le nom de Claude Chenet, l’un des principaux massacreurs, est écorché dans plusieurs sources – orthographié ici « Chave », là « Chanet ».
À d’autres moments, c’est le récit d’un événement qui interroge l’historien et le pousse à investiguer. Il en va ainsi d’un incident survenu à Rouen au cours duquel un prénommé Jacob, blessé accidentellement par balle, reçoit une belle somme en dédommagement (chapitre « Plaidoyer pour une balle perdue »). Jérémie Foa, intrigué par la présence de cette « balle perdue » au plus fort des tensions, déroule trois hypothèses : soit Jacob est protestant (ce qui est plausible en raison de son prénom, mais explique mal pourquoi il aurait été dédommagé à une époque où les huguenots étaient persécutés) ; soit Jacob est catholique et son « dédommagement » a tout l’air d’un prétexte pour extorquer de l’argent à Jehan Castel, auteur du tir et (peut-être) protestant ; soit Jacob est catholique et il faut tout simplement admettre, avec Montaigne, que la violence peut surgir inopinément en cette période de conflit. Les hypothèses restent souvent ouvertes ; cependant, au fil des récits, plusieurs thèses se dégagent.
Un massacre préparé mais non prémédité
L’ouvrage de Jérémie Foa nous en apprend d’abord beaucoup sur la vie des contemporains du massacre. Celles et ceux qui étaient de « ladite opinion nouvelle » (nom donné au protestantisme) étaient, bien avant la Saint-Barthélemy, victimes de persécution. Beaucoup ont été emprisonnés à la Conciergerie, ce qui a sans doute permis de les identifier plus facilement la nuit du massacre. Jérémie Foa note ainsi que « les registres d’écrou de la Conciergerie, principale prison parisienne […] étayent obstinément une thèse a priori paradoxale : sans être préméditée, la Saint-Barthélemy a été préparée ». De fait, les catholiques les plus zélés, ceux qui appartiennent, par exemple, à la confrérie des porteurs de la « châsse Sainte-Geneviève », ont eu maintes occasions d’identifier leurs futures victimes dans les années qui ont précédé le massacre, lorsqu’ils se sont appropriés leurs biens ou les ont fait arrêter.
L’idée que la Saint-Barthélemy a été préparée et non préméditée revient tout au long de l’ouvrage : « Dès la troisième guerre de Religion (1568-1570), à Toulouse comme à Paris, des listes sont dressées, des adresses saisies, des professions enregistrées, des noms mémorisés. » (…) « Que le massacre n’ait pas été prémédité est un fait aujourd’hui accepté. Que les hommes responsables des massacres se soient longuement entraînés doit en revanche être établi. » Il est en effet essentiel, pour Jérémie Foa, de comprendre que c’est le long travail d’identification des huguenots qui a rendu possible leur massacre. D’une certaine manière, les massacres qui ont eu lieu dans le sillage de la Saint-Barthélemy ont été patiemment répétés. C’est vrai à Paris aussi bien qu’à Bordeaux, où les meneurs des tueries portent un bonnet rouge par convenance : ils n’en ont pas besoin pour se reconnaître, de même qu’ils n’ont aucune difficulté à reconnaître leurs victimes. « Sans bonnet rouge, écrit Jérémie Foa, les tueurs se seraient malgré tout distingués » ; « Cent fois les catholiques bordelais, parlementaires en tête, ont harcelé, interpellé, emprisonné les protestants de la ville ».
Un massacre « de proximité »
Une autre caractéristique du massacre de la Saint-Barthélemy est qu’il est, pour reprendre les mots de l’historien, un massacre « de proximité ». En effet, les tueurs et leurs victimes se connaissent : ils sont voisins, parfois membres de la même famille. « Pour qu’un massacre tel que la Saint-Barthélemy soit possible, écrit l’auteur, il faut qu’une certaine intimité entre tueurs et tués soit mobilisable. » « La Saint-Barthélemy est un massacre de proximité, perpétré […] par des voisins sur leurs voisins. » Jérémie Foa rend tangible la manière dont la violence s’immisce dans le quotidien. Il s’intéresse par exemple à un phénomène étonnant : les catholiques, avant de massacrer leurs voisins protestants, frappent à leur porte. Et si les protestants leur ouvrent, c’est parce qu’ils sont habitués à être persécutés. Le déchaînement meurtrier s’inscrit donc dans le cadre d’un habitus, et il se déroule à une échelle « micro-locale », comme le montre l’exemple de Marye Harelle qui, en changeant de quartier, garde la vie sauve.
Que la Saint-Barthélemy se caractérise par sa violence « de proximité » n’est pas une affirmation gratuite : cette thèse permet à l’auteur de s’inscrire en faux avec l’idée selon laquelle les tueries seraient liées au développement de la grande ville. « La Saint-Barthélemy est un événement de proximité et il faut dire tout ce qui oppose cette thèse à celle d’un massacre aveugle, rendu possible par l’anonymat supposé de la grande ville d’Ancien Régime. » L’auteur souligne d’ailleurs ce qui peut nous apparaître comme un paradoxe. Au plus fort des violences, les contemporains de la Saint-Barthélemy continuent à se marier, à acheter, à vendre, à se rendre chez le notaire. Jérémie Foa note ainsi que quatre-vingts notaires sont en activité à Paris pendant le massacre et que, parmi les nombreux actes notariés qui nous sont parvenus, la plupart ne laissent guère transparaître la violence du conflit religieux. Aussi écrit-il, dans un chapitre intitulé « Paris entre les gouttes » : « Les archives des notaires tremblent à peine du grand séisme qui semble s’arrêter à la porte des études. »
Le massacre, ses lieux, ses bourreaux
Pourtant, le massacre a bel et bien eu lieu, et l’ouvrage nous en apprend beaucoup sur la personnalité des tueurs et sur leur mode opératoire. Les principaux auteurs du massacre, en effet, sont des catholiques zélés bien connus pour leur engagement contre l’hérésie. Une poignée de meneurs a terrorisé les huguenots bien avant la nuit du 24 août 1572, comme Thomas Croizier, Claude Chenet ou Nicolas Pezou. À lui seul, Thomas Croizier, le « tireur d’or », est responsable de 110 arrestations dans les années précédant le massacre. Ces catholiques ardents se regroupent dans des ligues : ils sont par exemple porteurs de la « châsse Sainte-Geneviève », patronne des Parisiens. Ils ont acquis avant la Saint-Barthélemy un véritable « savoir-faire ». Jérémie Foa écrit ainsi : « Le savoir-faire des tueurs n’a pas surgi sur un coup de tête, dans la chaleur d’une nuit d’été. Il y a continuité entre pratiques ordinaires et gestes de violence. » C’est ainsi que les nombreuses arrestations ordonnées par Thomas Croizier lui ont permis de compiler de précieux renseignements sur ses futures victimes. Il y a donc, à n’en pas douter selon l’auteur, « une pragmatique du massacre, des conditions topographiques favorables que dévoilent les archives ».
La topographie est d’ailleurs présente dans l’ouvrage, Jérémie Foa s’attachant à situer autant que possible les événements. Un chapitre est par exemple consacré à la tristement célèbre « Vallée de Misère », c’est-à-dire à l’ancien quai de la Mégisserie, non loin du pont aux Meuniers – édifice disparu aujourd’hui, d’où furent jetés dans la Seine les corps de nombreux protestants. Cette « Vallée » accueillait les activités jugées salissantes, ayant trait notamment à la vente d’animaux. Mentionnée par Théodore Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques, elle figure également dans le registre de taxation de l’année 1571. Or, c’est là que vit Thomas Croizier, mais aussi Guillaume de Loueire, son voisin, dont le métier (rôtisseur) a un lien direct avec la violence du massacre.
D’une certaine manière, la forme fragmentaire de l’ouvrage convient parfaitement au sujet dont il est question. En effet, elle restitue l’atmosphère de confusion qui pouvait régner dans les grandes villes touchées par le massacre. Si quelques vérités se dégagent quant au « profil » des tueurs et de leurs victimes, il faut noter que les positions demeurent réversibles. Les voisins tuent, mais ils peuvent aussi venir en aide ; la famille constitue globalement un soutien, mais elle peut devenir une menace. Jérémie Foa accorde aussi une large place aux exilés, par exemple à Loys Chesneau, brutalement renvoyé du collège de Tours en 1563, qui ne retrouvera jamais son poste de directeur. La vulnérabilité des femmes est soulignée à plusieurs reprises : certaines se retrouvent en prison alors qu’elles sont enceintes, d’autres, comme Marie Roubert, sont privées de leurs biens alors qu’elles sont catholiques.
Le style de l’historien est enlevé et la lecture de l’ouvrage est passionnante. Les archives, citées dans la langue et la graphie du XVIe siècle, ne font pas obstacle à la compréhension du livre parce qu’elles sont le plus souvent résumées dans le fil de l’analyse.