D’où nous vient cette habitude de nous fustiger, de nous excuser à propos de tout, surtout dans la vie quotidienne ? Mona Chollet questionne la culpabilisation au sein des catégories dominées.

L’habitude de se fustiger ? Une affaire humaine, sociale, féminine, enfantine ? Mona Cholet prend le problème à bras-le-corps. « Je suis désolée, mais… », « si cela ne vous dérange pas trop… », « je voudrais seulement vous demander… ». Autant de phrases où l’usage du féminin nous oblige à réfléchir. Ce type de phrases n’aa d’ailleurs pas échappé à nombre de chercheuses et de chercheurs. « Tout cela n’est qu’une autre façon de dire aux femmes de la fermer », réagit la linguiste Robin Lakoff, dont le regard féministe sur la langue a été pionnier. Une fois de plus, on demande aux femmes de surveiller, de corriger leur comportement.

La journaliste Gabrielle Moss, également citée par Mona Chollet, a choisi de relever le défi, en réfrénant sa tendance à s’excuser à tort et à travers, pendant une semaine. Elle prend alors la mesure de la complexité de cette attitude et de sa dimension sociale et culturelle. Mes excuses, conclut-elle au bout d’une semaine d’observation de soi, « étaient une expression sincère de ma faible estime de moi-même  ». Ainsi repère-t-elle que la répétition constante de ces excuses et autres aveux de culpabilité ne cessent d’affecter son comportement et ses propos.

L’objet du livre se concentre sur les cas où nous éprouvons un sentiment de culpabilité injustifié. Les autres cas sont plus aisés à appréhender. L'« ennemi intérieur », la voix qui finit par produire des désordres dans nos existence, se manifeste sous diverses formes. Pour Mona Chollet, cet ennemi intérieur n’est que le résultat d’une longue sédimentation qui s’accumule dans le cadre de la vie familiale et se trouve accentuée dans les traits sociaux à l’origine des stéréotypes. Dans cet ouvrage, en particulier, il est question des stéréotypes qui visent les enfants, les femmes, et les minorités raciales ou sexuelles. 

Des voix intérieures

Ces voix, nous en connaissons déjà un grand nombre. Il y a les voix mystiques de l’aveu de culpabilité confessé (Thérèse d’Avila), il y a la voix de la conscience, « instinct divin » pour Jean-Jacques Rousseau, ou encore la voix morale chez Immanuel Kant. En existe-t-il donc une autre, qui résonne plus particulièrement dans la tête des personnes ou des catégories sociales dominées ?

Cet inventaire nous renvoie clairement à toute une série de propos à la première personne du singulier, entre conscience aiguë d’une situation et exaspération, voire donc culpabilité : « mais arrête !  », « tu vois bien que tu es nulle  », « tu es trop grosse », etc.

C’est parce que l’autrice s’est arrêtée un jour sur ses propres phrases qu’elle a voulu les analyser, et tenter de clarifier ce type d’expressions dans lesquelles chacune et chacun relève en soi-même la présence d’un ennemi intérieur. Dans quelle mesure ne se trouve-t-on pas devant une sorte d’habitude de se disqualifier, de s’attaquer soi-même, sans relâche ? Ne faut-il pas affronter la voix dans sa tête, d’autant qu’elle se fait perturbatrice, parfois destructrice ?

Suffit-il des psychologues ?

Mona Chollet examine alors le propos de trois psychologues qui ont travaillé sur ce phénomène. Certes, leurs travaux insistent sur le fait que ces voix interviennent comme un commentaire continu dans nos têtes, une forme d'interpération des événements et des interactions qui engendre douleur et détresse. Interrogeant ce qui est pour eux une manière sermoneuse de s'adresser à soi-même, les psychologues cités considèrent ces voix comme des sortes d’ennemis intérieurs, dont l'origine remonte à l’enfance.

Dans cette perspective, ces voix ne doivent pas être confondues avec la conscience, car elles ont une tonalité dégradante. Par ailleurs, elles ne motivent en rien. Elles renverraient plutôt à la voix parentale intériorisée. Les individus, indiquent ces travaux, se traitent eux-mêmes comme leurs parents les ont traités. Parce que l’éducation des enfants a souvent été réduite à l’idée de corriger une nature humaine jugée « mauvaise », elle aurait pour conséquence l’installation en chacune et chacun d’une sorte de tribunal intérieur, constamment vigilant, voire insistant dans la coercition.

Mona Chollet consacre de fait une place importante aux théories récentes de l’éducation des enfants. Comment les éduquer ? Sinon, en les culpabilisant, a-t-on pu croire longtemps. Parfois, dans les familles, on souhaiterait vivre dans un calme équivalent à une situation sans enfants ! N’est-ce pas finalement la même chose que propose Caroline Goldman lorsque, excluant avec pertinence les châtiments corporels, elle recommande une méthode consistant à envoyer l’enfant dans sa chambre durant une période pouvant aller jusqu’à une demi-heure ? Ce serait donc ainsi que l’enfant deviendrait agréable à vivre !

Débordements et transgressions ne sont pas pour autant traités. L'autrice se concentre ici sur les cas de répression relatifs à ce qui incommode l’adulte.

L’inquisiteur intérieur

Reste évidemment une question à laquelle Mona Chollet arrive après de nombreux développements autour de cette présence intérieure : comment la combattre ? Elle affirme ne pas être fataliste, et ne pas renoncer à tenter de changer cette situation, et le mode d’éducation qui s'y rapporte. Sans pour autant viser une quelconque perfection qui permettrait de vivre toutes et tous dans un monde conçu différemment, elle élabore quelques idées et propose de les mettre en œuvre dans la vie sociale. Il est clair que l’idéal potentiel manque à sa réalisation. Mona Chollet en pointe les difficultés : la psychanalyste Alice Miller a théorisé la défense des enfants, mais a été elle-même incapable de protéger son fils de la violence du père. Telle autre ne cesse, même après réflexion, de se fustiger.

Si l’ouvrage montre comment se forment ces personnalités troublées, il tente aussi de tirer des leçons des défaillances des uns et des autres, s’agissant massivement des femmes dominées dans le cœur du propos. La force des préjugés, comme on dit, ne se dissout pas si aisément. Le centre de l’affaire, reconnaît l'autrice, réside dans l’acquisition de la conviction de « notre » légitimité.