1200 pages, une introduction monumentale, 650 entrées : ce dictionnaire nous fait parcourir tout le romantisme, du cercle d’Iéna aux derniers soubresauts du postromantisme, et du Brésil à l’Ukraine.
Il y a un vertige des dictionnaires. On aime à s’y perdre comme dans un labyrinthe – pousser une première porte rien que pour pouvoir en pousser d’autres, qui ne sont pas en nombre infini, certes, mais dont la dernière ne donne, bien souvent, sur rien d’autre que la première.
Prenez le Dictionnaire du romantisme dirigé par Alain Vaillant (2012 pour la première édition). Ouvrez-le au hasard. Tombez sur la p. 316 (il y en 1200), et sur l’entrée « Musique féerique et fantastique » : « Si le féerique et le fantastique doivent être selon Hoffmann les deux mamelles de l’opéra, c’est bien parce que pour lui “la musique est le mystérieux langage d’un lointain royaume des esprits” ». Vous voilà obligé d’aller p. 430-432 lire la notice consacrée à l’auteur du Chevalier Gluck et de L’Homme au sable. Là, on vous rappelle son intérêt pour « la psychiatrie et [les] phénomènes paranormaux (Messmer, Kluge, Schubert* […]) ». Comment résisteriez-vous à l’appel de l’astérisque, et n’iriez-vous pas voir aux p. 868-869 qui était exactement « Schubert (Gotthilf Heinrich von), 1780-1860 » ?
Des grands et des petits romantiques
On l’aura compris, ce qui fournit la matière des entrées de ce dictionnaire, ce sont aussi bien des artistes que des thèmes-clés du romantisme – mais aussi, parfois, des éléments de contexte indispensables à la compréhension de ce mouvement qui (dit la quatrième de couverture), « à l’aube de notre modernité, a transformé […] notre manière de penser, d’aimer, de percevoir la nature, l’Histoire ».
Et l’on est content, en plus des romantiques bien installés dans les manuels et les histoires littéraires généralistes, d’en redécouvrir d’autres à la réputation plus discrète. Outre Berlioz, Delacroix, Hölderlin, Hugo ou Novalis , on est content de rencontrer, p. 358-359, le « poète, historien, mémorialiste et épistolier » canadien-français François-Xavier Garneau (1809-1866), auteur d’une Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. On est heureux, aussi, de faire la connaissance, p. 130-131, du « poète, journaliste et militaire » argentin Estanislao del Campo (1834-1880), devenu une « figure de proue de la poésie gauchesque » grâce à son « poème humoristique dialogué, en six chants et près de mille vers, “Faust. Impressions du gaucho Anicet le Poulet lors de la représentation de cet opéra” ». Et l’on se réjouit de même de voir l’Équatorien Julio Zaldumbide (1833-1881) ou le Cubain Juan Clemente Zenea (1831-1851) répondre présents à l’appel de ce dictionnaire .
Du côté des thèmes et des éléments de contexte, il est, comme il se doit, question de l’amour, des empires coloniaux, de l’ironie, de la nuit (mais en allemand, die Nacht,), de la nation ou de la nature . Mais, à côté de ces entrées attendues (et à la hauteur des attentes, il faut le souligner), d’autres intriguent davantage : la « Besonnenheit » ou « transe-lucidité », par exemple ; ou le « petit homme » ; sans oublier les « diglossies belges » .
Des femmes romantiques
À côté de Robert Schumann , il fallait, par ailleurs, que figure celle qui fut bien davantage que son épouse, à savoir Clara Wieck , « pianiste virtuose et compositrice de talent ». Plus largement, on croise dans ce dictionnaire (et c’est heureux !) quelques femmes-clés du romantisme, à commencer par ces « femmes romantiques [d’]Allemagne » auxquelles un long article est consacré aux p. 329-336.
Au-delà des figures passées à la postérité, comme George Sand ou Germaine de Staël , on est invité à se souvenir, par exemple, de Delphine de Girardin, née Gay . Outre son statut d’épouse de « l’entrepreneur de presse Émile de Girardin », cette dernière fut, « avec George Sand, l’une des deux grandes figures féminines du romantisme français ».
Si par ailleurs le livre, en tombant, s’ouvre par hasard à la p. 602, vous aurez sans doute envie d’aller acheter les récits autobiographiques de l’écrivaine canadienne-anglaise Susanna Moodie (1803-1895). Il faut dire que les titres en sont alléchants : Survivre dans les bois ou la vie au Canada ; La Vie dans les clairières ; et Flora Lindsay, passages d’une vie mouvementée.
Et si, glissant une épingle dans ce dictionnaire plus enthousiasmant que tous les bottins réunis, vous voyez s’offrir à vous la p. 218, vous poserez pour un instant ce volume un peu lourd pour aller prendre dans votre bibliothèque le recueil plus mince des Quatrains d’Emily Dickinson : « Pour être hanté – nul besoin de Chambre – / Nul besoin de Maison – / Le Cerveau a des Couloirs – pires / Qu’un lieu matériel – ».
Le romantisme tout entier
On l’aura compris : c’est vraiment le romantisme tout entier que (pour peu qu’on ait la paume large) l’on tient avec ce dictionnaire dans le creux de sa main.
Le romantisme tout entier, c’est-à-dire tout le (très long) siècle romantique, des grands noms de la Frühromantik (les frères Schlegel, Friedrich Schleiermacher, Ludwig Tieck, etc. ) aux compositeurs postromantiques (avec Strauss – Richard, s’entend –, Malher, Bruckner, entre autres ).
Le romantisme tout entier, c’est-à-dire, aussi, le romantisme du monde entier, des « écrivaines anglaises » mises à l’honneur p. 49-50 à la figure polonaise du wieszcz (ou barde ) en passant par le condoreirismo, « dernier avatar (1860-1870) de la poésie romantique au Brésil » et les romantismes finlandais, roumain ou ukrainien .
Le romantisme tout entier, c’est-à-dire, enfin, toutes les disciplines, tous les arts et tous les genres saisis par le romantisme. On songera à la musique, à la poésie, au roman ou au théâtre ; mais aussi à l’architecture (on redécouvre par exemple, p. 429-430, l’architecte français Jacques-Ignace Hittorff), à l’histoire (« Historiographie grecque », « Michelet », etc. ) ou à la théologie (« Religions », « Swedenborg », etc. ).
Bref, ce dictionnaire est aussi un plaidoyer « pour une histoire globale du romantisme », selon le titre de la monumentale introduction signée Alain Vaillant . Le maître d’œuvre de ce maître-ouvrage y rappelle que la « chronologie » du romantisme « est à géométrie variable » ; que le romantisme est indissociable du développement de la « nation » et de la « démocratie », mais aussi du « sacre de la bourgeoisie » ; et que qui dit romantisme dit « religion de l’absolu » . Il s’interroge également sur l’actualité du romantisme : « Le romantisme, réduit à sa plus simple expression, est aussi cela : le refus des certitudes arbitrairement ou autoritairement fabriquées et la reconnaissance lucide du réel, pour cette raison suffisante qu’il est le réel. À la condition, cependant, de ne pas abdiquer la liberté de le juger ni la volonté d’agir sur lui. C’est à cette liberté et à cette volonté, préservées ou broyées dans les mécanismes toujours plus complexes de la vie sociale, qu’on pourra mesurer, en dernière analyse, la pérennité du romantisme. »
Il y aurait encore mille choses à dire de cette introduction et des quelques 650 entrées qui la suivent, mais on se contentera pour finir de dire à quel point on est reconnaissant à Alain Vaillant et à ses trente collègues de nous avoir fait pénétrer à leur suite dans la caverne au trésor du romantisme.