Relire Maurice Merleau-Ponty nous permet de mesurer la distance qui nous sépare des manières de penser la politique et l’histoire dans la philosophie de l’époque, polarisée autour du marxisme.

En 1955, à une époque où prédominait un marxisme se désignant comme la seule philosophie valide de l’histoire, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) publiait un ouvrage qui demandait comment parler, désormais, de politique et d'histoire. L'enjeu était notamment de décider si l’on devait refaire ce monde, tout miser sur un avenir neuf ou laisser les choses communes en l’état. En d'autres termes, il s'agissait de savoir si l'on voulait être conservateur, indifférent ou révolté, voire révolutionnaire, et par conséquent marxiste, dans les termes alors en usage. Dans tous les cas, l’histoire n’était pas à contempler, mais à faire, en disposant préalablement d’une intelligence aigüe des événements. 

En la matière, à rebours d'un certain marxisme, Les aventures de la dialectique s’élèvait avec vivacité contre toute conception téléologique de l’histoire, qui viserait une fin, dans la réalisation de laquelle toute tension, toute dynamique et tout critique se dissoudraient ou se verraient étouffées. Ce faisant, il contribuait à poser les termes d'un débat qui a façonné la pensée politique pendant plusieurs décennies. Le lire aujourd'hui permet de mesurer la distance qui nous sépare de sa manière de raisonner sur l’état de la cité.

L’histoire

Si l'orientation politique dépend de la compréhension qu'on a de l'histoire, Merleau-Ponty précise que celle-ci n’est pas un dieu extérieur, une raison cachée, dont nous n’aurions qu’à enregistrer les conclusions. Qu'est-ce alors que l'« histoire » ? C’est, écrit-il ensuite, ce fait métaphysique que la vie même, la nôtre, se joue en nous et hors de nous, dans notre présent et notre passé.

Les types idéaux tels que « monarchie », « dictature » ou « révolte », c’est-à-dire finalement les significations que nous introduisons dans notre image du passé, ne nous coupent-elles pas de lui ? En tout cas, dès lors qu’ils sont arbitraires ou dépendent entièrement de notre présent, ils faussent la compréhension du passé. Il faut d’ailleurs rappeler que nos propres catégories sont elles-mêmes historiques.

Mais ce n’est pas tout. Trop souvent, montre l’auteur, on intègre dans les réflexions sur l’histoire l’idée d’une « fin de l’histoire ». D’abord, remarque Merleau-Ponty à rebours de ce qui se dit souvent, cette notion est moins marxiste qu’hégélienne. Et encore, elle n’a de sens tragique chez Hegel que si on se soumet à l’interprétation du philosophe Alexandre Kojève, selon qui la notion de fin de l’histoire signifie la fin de l’humanité et le retour à la vie cyclique de la nature. Ce qui, pour Merleau-Ponty, ne signifie rien d’autre qu’une idéalisation de la mort, dont il faut se défaire.

Se défaire de l’idée d’une fin de l’histoire revient à relativiser le concept de révolution, si central dans le marxisme. L’idée de révolution permanente satisfait mieux Merleau-Ponty. Il n’y a donc pas de régime définitif : des oppositions resteront à surmonter, et une opposition à l’intérieur de la révolution doit continuer à exister (le sous-entendu anti-stalinien est avéré).

La dialectique

Les « aventures de la dialectique » auquel le titre fait référence, ce sont les erreurs sur elle-même par lesquelles il faut bien qu’elle passe, puisqu’elle est par principe une pensée à plusieurs centres et à plusieurs entrées. Ces erreurs sont repérées par l’auteur à partir de sa lecture des penseurs marxistes, parmi lesquels Karl Marx bien sûr, mais surtout Georg Lukács, plus proche dans le temps, et Karl Korsch, bien oublié de nos jours, ainsi que quelques autres. Parmi les écrivains et philosophes de langue française, Merleau-Ponty s’adresse à Claude Lefort, Daniel Guérin et Jean-Paul Sartre.

À la philosophie dialectique, tant prise à partie dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre oppose selon Merleau-Ponty l’exigence d’une philosophie intuitive qui voudrait voir immédiatement et simultanément toutes les significations. Il supprime tous les renvois réglés d’une perspective à une autre. Il voudrait que tout soit posé dans l’instant, ce que la dialectique ne peut offrir puisqu’elle dépend du temps pour se réaliser.

Et Merleau-Ponty d’approfondir le point. Il y a chez Sartre une pluralité de sujets, mais il n’y a pas d’intersubjectivité. Dès lors, comment ces sujets se rejoindraient-ils dans l’action ? Au mieux, ils se rejoignent dans les principes, à condition que chacun les applique de la même manière. Le monde et l’histoire, chez Sartre, ne seraient plus des systèmes à plusieurs entrées, mais des faisceaux de perspectives inconciliables. Autrement dit, ils ne se rejoignent jamais, ils ne coexistent même pas. Et Merleau-Ponty termine son propos par une belle formule à l’adresse de Sartre : « seul les maintient ensemble l’héroïsme sans espoir du Je ».

Max Weber

Ces difficultés, Max Weber ne les ignore pas. Ce sont elles qui ont mis en mouvement sa pensée. C’est appuyé sur cette idée que Merleau-Ponty introduit en tête de son ouvrage la pensée de cet économiste et sociologue allemand, né le 21 avril 1864 et mort le 14 juin 1920 (à 56 ans), par ailleurs mal connu à l’époque des intellectuels français, plus polarisés par les ouvrages de Jean-Paul Sartre et de Raymond Aron.

Merleau-Ponty précise alors sa lecture des ouvrages de Weber. Le chemin qu’il cherche à tracer passe justement entre une conception de l’histoire comme suite de faits uniques et l’arrogance d’une philosophie qui se flatte d’enfermer le passé dans ses catégories et le réduit à ce que nous pensons. Ce que le philosophe apprécie dans les ouvrages en question, c’est le fait qu’ils montrent a contrario de leur propos à quelle condition une dialectique historique est sérieuse. Ils appellent une théorie de la compréhension historique qui n’est pas enfermée, mais se fonde sur la perspective de choix créateurs, et sur une permanente interrogation de l’histoire.

Cette lecture de Weber met en jeu une question fondamentale. Si l’histoire a, non pas un sens comme la rivière, mais du sens ; si elle nous enseigne, non pas des vérités, mais des erreurs à éviter ; si la pratique ne se déduit pas d’une philosophie dogmatique de l’histoire, il n’est pas superficiel de fonder une politique sur l’analyse de l’homme politique.

Certes, Max Weber, insiste Merleau-Ponty, a voulu fonder une pratique politique et une organisation de ce type. Il n’y a pas réussi. Sans doute s’y est-il mal pris. Sans doute n’y tenait-il pas trop. Ou sans doute concevait-il la figure de l’homme politique tout autre que celle que présentait à l’époque la politique libérale comme la politique marxiste.

Ce qui d’ailleurs réunit Sartre et les marxistes, c’est que l'un comme les autres s’attachent à une conception faussée des enjeux, et notamment de la référence à la totalité que peut représenter une cité, ou l’histoire. Merleau-Ponty l’affirme avec force : « Jamais nous ne pouvons nous reporter à la totalité accomplie, à l’histoire universelle, comme si nous n’étions pas en elle, comme si elle était tout étalée devant nous ».