Longtemps sujet tabou, l'intimité des présidents américains est devenue peu à peu un enjeu de communication. Thomas Snégaroff nous plonge au cœur de cet objet d'histoire.

À la veille d’une nouvelle élection présidentielle, capitale pour les Américains mais aussi pour la relation que le pays entretient au monde, l’historien Thomas Snégaroff fait le choix de nous plonger dans l’intimité des présidents, depuis Abraham Lincoln jusqu’à Joe Biden. Les photographies sélectionnées donnent à voir les présidents au sein de leur famille, face à leurs épreuves personnelles ou au cœur de la Maison Blanche. Elles invitent aussi à réfléchir à la place de la communication dans la construction de ces « personnages », et aux évolutions de la frontière, de plus en plus ténue, voire poreuse, entre vie privée et vie publique.

 

Nonfiction.fr : L’élection de 2024 implique des conséquences radicalement opposées, en fonction du ou de la future présidente, pour la société américaine et la géopolitique mondiale. Vous faîtes pour votre part un pas de côté en plongeant votre lecteur dans l’intimité des présidents. Comment est né ce projet ?

Thomas Snégaroff : Il est né il y a longtemps, quand j’ai commencé à m’intéresser au corps du président américain. En 2012, j’ai publié un essai chez Armand Colin, intitulé L’Amérique dans la peau. Quand le président fait corps avec la nation. J’y travaillais notamment les questions de virilité et d’empathie. C’est un sujet que je n’ai ensuite cessé de creuser en m’attardant sur des présidences en particulier. D’abord, celle de John F. Kennedy   , puis celle du couple Clinton   . Si ces biographies comprenaient les passages obligés d’un tel exercice, je focalise mon attention sur le corps et les valeurs qui s’en dégagent. Les cas de Kennedy et des Clinton, à trois décennies d’écart, sont fascinants tant ils permettent de saisir à la fois l’évolution du regard médiatique, de l’attente démocratique, mais aussi les permanences de l’usage jusqu’à la corde de l’intimité à des fins politiques.

C’est ainsi qu’est née l’idée d’un livre très illustré, non pas sur la vie intime des présidents d’ailleurs, mais sur l’usage de leur intimité pour se porter ou se maintenir au pouvoir. L’enjeu du livre est de montrer à quel point l’intime est une arme politique. A double tranchant !

 

Pour cela vous passez par la photographie mais choisissez un nombre limité de clichés dont certains nous apprennent beaucoup sur ces hommes : la photo de Théodore Roosevelt avec sa famille, celle de George Bush père épinglant les barrettes de lieutenant sur l’uniforme de son fils, ou encore celle d’Obama quand il était étudiant. Vous avez dû avoir l’embarras du choix : comment avez-vous sélectionné les photographies retenues ?

C’est l’une des grandes difficultés du livre ! Choisir…et donc éliminer ! On a travaillé avec une formidable documentaliste, Karine Granier-Deferre, qui a opéré une première sélection en fonction des indications que je lui envoyais, président par président. Entre les bibliothèques présidentielles et les agences, ce sont des milliers, voire des millions d’images dont on dispose.

Une fois ce premier tri effectué, une deuxième sélection a été faite avec l’accord de l’éditrice : accord éditorial mais aussi financier, parce que les photographies n’ont pas le même prix ! J’ai choisi quatre à cinq images par président. L’enjeu pour moi était à la fois de choisir des photos rares, mais aussi certaines iconiques que l’on regarderait différemment après avoir lu le texte. Ces photographies ne sont en tout cas certainement pas là pour illustrer mon propos. Elles sont en elles-mêmes une source d’information majeure, puisqu’utiliser son intimité à des fins politiques, c’est en parler, mais surtout la montrer ! Dans ces conditions, nous avons accordé un soin particulier aux légendes qui justifient le choix des images.

 

Vous ouvrez votre introduction sur l’affaire Monica Lewinsky et la fin d’un droit à la vie privée. Vous comparez le traitement médiatique de Bill Clinton avec celui dont bénéficiait encore John Fitzgerald Kennedy, qui pouvait entretenir la fausse image d’un président « en pleine santé, amoureux et fidèle à sa femme ». Comment s’est opéré ce glissement ?

Le glissement a été brutal. En effet, Kennedy n’aurait guère résisté aux années 1990. Les femmes bien sûr, mais aussi son corps en réalité faible et malade, tout cela aurait été scruté par les médias. Monica Lewinsky a coutume de dire qu’elle est la première victime d’Internet, c’est vrai. L’infidélité de Bill Clinton a été d’abord présente sur le net. Brutal, donc, le glissement l’a été. Et pour cela, il faut en revenir au début des années 1970, quelques années seulement après l’assassinat de Kennedy à Dallas. Les mensonges de Nixon, avec le scandale du Watergate, a été un véritable choc dans le pays. Le président a menti. Il a démissionné. Certains ont parlé de « fin de l’innocence ». C’est en effet la fin d’une certaine perception, sacralisée, de la fonction présidentielle et du corps de celui qui l’occupe. Désormais, le ver est dans le fruit. Et l’œil scrutateur des médias n’est que le résultat d’une demande sociale de transparence. Après Nixon, et Gerald Ford, dont le pardon accordé à son prédécesseur termine le cycle, plus rien ne sera pareil. Mais cette transparence se traduit par une désacralisation de la fonction présidentielle. Le corps biologique vient affaiblir le corps politique, si l’on veut parler comme Kantorowicz. L’élimination de Gary Hart en 1988   ouvre parfaitement cette nouvelle ère, même si les politiques, à l’image de Clinton, ont eu du mal à le comprendre… L’intimité reste une arme utilisée, mais elle est désormais à double tranchant. Gare à celui qui l’utilise si elle vient contredire une image publique.

 

L’intime n’est donc pas à séparer du politique puisqu’au fil du XXe siècle, il est utilisé à des fins politique « en faisant appel à l’émotion plus qu’à la raison ». Vous y voyez une forme de dérive des institutions américaines, contraire à l’idéologie des Pères fondateurs. Pourquoi ?

Oui, les Pères fondateurs se méfiaient comme de la peste de la personnalisation du pouvoir. Ils y voyaient une contradiction avec l’idéal républicain, bien plus que démocratique d’ailleurs, qu’ils portaient. J’ai choisi de mettre dans le livre un président du XIXe siècle, Abraham Lincoln, parce que non seulement il est le premier à avoir été à ce point vendu aux électeurs par le biais de son intimité, mais aussi parce qu’il y a résisté, sans grand succès finalement, voyant lui-même dans cette manière de faire une contradiction avec le modèle politique américain.

La mise en avant de l’intimité comme arme politique en appelle en effet moins à la raison qu’à l’émotion, et plus encore, peut-être, à l’identification. J’ai coutume de dire que le président américain tend un miroir flatteur aux Américains. Il lui offre un corps que le corps politique veut se donner comme représentation. Et dans ce cadre, on est tout de même assez loin d’un président ciment de la nation, gardien de la stabilité des institutions, tel que l’avaient pensé les Pères fondateurs. Mais là n’est évidemment pas la seule dérive des institutions américaines !

 

Certaines photographies révèlent la faiblesse du Président : la chute de Gerald Ford en 1975 à Salzbourg et celle de Jimmy Carter lors d’un footing en 1981 sont interprétées comme le signe d'un affaiblissement des présidents, alors que les clichés de Roosevelt sur son fauteuil roulant ou de Lyndon Johnson en train de travailler sur son lit d’hôpital après une opération de la vésicule biliaire semblent donner l’image d’une détermination à toute épreuve. Comment ces clichés deviennent-ils des objets de communication ?

Oui, il y a là quelque chose de fascinant. Le corps du président américain porte en lui un discours politique. Vous parlez de FDR dans son fauteuil roulant, mais on ne le voit jamais ainsi, sauf à la toute fin de sa vie politique, à son retour de Yalta, devant le Congrès des États-Unis ​​. Bien au contraire, Franklin Delano Roosevelt « vend » un corps soigné de la polio, et ne cesse de prononcer des verbes d’action pour lutter contre la crise économique d’abord, puis le nazisme ensuite. JFK en fera de même, évoquant avant d’arriver au pouvoir un « muscle gap » plus qu’un « missil gap » avec l’URSS. Dans ces conditions, l’affaiblissement visible d’un corps traduit l’affaiblissement politique du président. Les chutes à répétitions de Gerald Ford ou celle de Jimmy Carter - les deux sont dans le livre - deviennent la métaphore de présidences à la dérive. Quant à Johnson, c’est un peu différent. Président viril s’il en est, il veut montrer qu’il n’a rien à cacher - contrairement à son prédécesseur - et qu’il surmonte la douleur, un peu comme l’Amérique après la mort de Kennedy.

Tous ces clichés, qu’ils inventent une intimité ou qu’ils la mettent en scène, deviennent une arme politique majeure. Bien plus que de longs discours, ils disent tout de l’action ou de l’inaction politique.

 

Parmi les derniers présidents, tout oppose les mandats de Barack Obama et de Donald Trump. En lisant les pages que vous leur consacrez, ce constat se confirme dans l’intimité. Dans quelle mesure cette dichotomie est-elle réelle ou bien accentuée par leurs conseillers en communication ?

En effet, on retrouve, dans l’enchaînement des présidences Obama et Trump, le cycle que je mets en lumière : demande d’empathie, puis de virilité. Obama a fait campagne en 2008 sur le volet empathique dans le pays. Un pays fatigué par deux guerres. Une image d’autant plus nécessaire que le préjugé racial conduisait les Américains à s’inquiéter de la virilité d’un homme noir. Les photos du livre montrent à quel point Obama a tout fait pour sortir de ce piège et offrir une intimité empathique. Puis déboule Donald Trump. Là, et c’est l’un des grands enseignements de sa présidence, la révélation d’une intimité amorale (souvenons-nous de ses propos outrageants sur les femmes) ne lui a pas nui, parce que cela ne contredisait pas son discours politique, bien au contraire !

Cette dichotomie est bien réelle entre deux hommes que tout oppose, mais bien entendu les communicants s’en sont donnés à cœur joie pour exagérer des traits qui correspondaient à l’horizon d’attente des électeurs à un moment. Je me répète, mais c’est un miroir flatteur. Et je ne suis pas du tout certain qu’Obama l’aurait emporté en 2016 et Trump en 2008. Une élection, c’est la rencontre d’un corps et d’un moment.

 

L’arrivée potentielle d’une femme, Kamala Harris, à la Maison Blanche pourrait-elle changer cette place de l’intime dans la campagne présidentielle, mais aussi dans la pratique du pouvoir ?

Je ne pense pas. La campagne telle qu’elle se déroule n’infléchit pas le rôle de l’intime. Parce que les Américains la connaissent peu, elle ne cesse de parler d’elle, de son enfance, de son mariage, de ses beaux-enfants. Elle sait aussi, parce qu’elle a analysé avec soin les deux campagnes présidentielles perdues d’Hillary Clinton, que l’intimité est peut-être encore plus difficile à mobiliser pour une femme. Faire preuve d’une trop grande empathie fera de vous une petite chose incapable d’affronter les défis colossaux d’un monde dangereux. Faire preuve d’une trop grande virilité fera de vous une femme froide et sans cœur. Ce double standard rend plus complexe et piégeux l’usage de l’intimité pour une femme.