Est-ce trahir la littérature que de la défendre sur un plan pratique, sanitaire et mercantile ? Ainsi s’interroge Antoine Compagnon dans un nouvel essai aux allures de plaidoyer.
« Il faut défendre la société littéraire », titrait Yves Citton (en pastichant Michel Foucault) dans un essai publié en 2008. Il faut la défendre ainsi que son objet, la littérature, qui semble être en délicatesse avec notre société contemporaine gagnée aux plaisirs technologiques : « L’écran, par lequel transite désormais presque toute notre vie publique et privée, efface la distinction entre les contenus : l’information, la distraction et la culture ; entre la communication, le divertissement et l’art. La musique et le texte ne peuvent plus eux non plus se passer des images. »
Cette déperdition de la lecture du matériau littéraire sur support papier est une des raisons d’être du dernier livre en date d’Antoine Compagnon – La Littérature, ça paye ! – qui vient tout juste de paraître : un court ouvrage qui s’interroge, entre autres, sur la valeur de la littérature et sur son cheminement de l’otium au negotium.
Faut-il mettre l’accent sur la productivité et réclamer des comptes aux écrivains, aux lecteurs, aux éditeurs et plus largement à tous les acteurs d’un écosystème qui engendre un chiffre d’affaires conséquent ? Faut-il mettre en avant l’utilité manifeste ou latente de la littérature pour gagner de nouveaux lecteurs ? Antoine Compagnon cisèle une belle formule à cet effet : elle sert « à traverser la rue », ainsi qu’à parfaire ses « compétences psychosociales » ou à « optimiser nos capacités cognitives » attendu que « la littérature est un espace de pensée », thèse dont Frank Salaün se fait l’apôtre dans Besoin de fiction. Sur l’expérience littéraire de la pensée et le concept de fiction pensante . Ce sont autant de questions à l’étude qui ont leur pertinence « dans une culture de l’évaluation permanente et de la mesure incessante de l’impact ».
Parmi les compétences que la littérature permet d’acquérir, il y a ce qu’Antoine Compagnon nomme la « lettrure », la traduction qu’il propose pour literary literacy, capital culturel que l’on obtient parfois en héritage mais plus communément au prix d’un effort. La littérature permet aussi d’exercer sa mémoire spatiale, du reste pour ce qui est du livre papier : « Je me souviens de la localisation d’un passage dans le volume, en bas à gauche d’un verso entre les deux tiers et les quatre cinquièmes de l’épaisseur ; je le retrouve grâce à cette mémoire spatiale, ce sens de l’orientation dans les livres qui n’est peut-être pas inné, mais que ma génération a entraîné depuis son plus jeune âge (un peu comme les chauffeurs de taxis londoniens dont l’hippocampe cérébral était plus développé que la moyenne avant le GPS). »
La lecture audio, oxymore s’il en est, gagne du terrain dans une société à la hâte bâcleuse rongée par le gain de temps et les espoirs chimériques du multitâche qui, en définitive, s’avère incompatible avec le goût du travail bien fait. Pour l’auteur du quai de Conti, cette pratique sonnera le glas de l’imprimé, en se substituant progressivement, avec la « lecture partagée », à la lecture individuelle qui nécessite retranchement et lenteur : « Or, notre monde est de plus en plus réticent à l’attente, à la durée, au retard, qui est le temps naturel de la langue et de la littérature. Nous appuyons sur la touche “Entrée” du clavier, l’ancienne touche “Retour de chariot” des machines à écrire électriques qui s’était substituée au levier des machines mécaniques, et nous attendons la réponse instantanée du moteur de recherche ou de l’intelligence artificielle générative. »
Aussi paradoxal que cela puisse être, malgré toutes les menaces qui pèsent sur l’avenir de la littérature, cette dernière ne cesse d’essaimer et de féconder les autres disciplines ainsi que leurs pontes. Ce qui n’est pas rien.
À l’instar de Pierre-Louis Patoine, d’Yves Citton, de Jean-Marie Schaeffer ou de Françoise Lavocat, Antoine Compagnon se tourne vers les neurosciences pour étayer son discours. Ayant consacré un chapitre entier aux bénéfices de la fiction dans La Séduction de la fiction et dans d’autres travaux, notamment sur le cerveau social, peu d’information dans ce livre ne pique la curiosité du chercheur que je suis. Mais le néophyte y trouvera matière à nourrir son appétence pour ce type de savoir. Refusant de rester les brats ballants devant cette catastrophe annoncée, Antoine Compagnon brûle de nous convaincre qu’il faut lire des livres imprimés de qualité, car nous nous en trouverons bien ! Car la littérature, comme l’effort qu’on y consacre, finit toujours par payer.