Alors qu’on semble captif d’une idéologie valorisant le plein, Christian Ruby explique pourquoi le vide n’est pas à fuir, mais à envisager avec positivité

Dans une réflexion originale sur la positivité du vide, Christian Ruby examine l’intérêt de faire place au vide dans les différents domaines de notre existence. Il structure son analyse de la « fécondité du vide » autour de trois axes : « exister grâce au vide », « agir sans dépit du vide » et « figurer le vide ». Pour ces différents moments, avant même de montrer l’importance et la pertinence du vide, l’auteur procède à la genèse de l’idéologie qui valorise le plein.

La peur du vide et l’apologie du plein

Lorsque l’on parle du vide, constate l’auteur, c’est toujours en lui attribuant des connotations négatives. Trop souvent, le vide effraie, fait fuir. « [P]ourquoi et à quoi adhère celui qui célèbre le plein » ? Dans un monde occidental obsédé par le désir de faire le plein de provisions, d’essence, mais aussi de forces, le plein semble venir soulager une forme d’angoisse, une peur du manque et de la privation. Or ces formes du plein « n’ont pas de réalité substantielle, mais des réalités représentationnelles (parfois par le truchement d’objets) qui assurent des pouvoirs et en assurent l’efficacité en leur conférant le rôle de réification d’un type de savoir et d’une référence en tradition relatifs à un espace ». Le plein comble et encombre, occupe, et, ainsi, il rassure, réconforte – quitte à leurrer. C’est pourquoi d’aucuns ont peur du vide, d’autres de faire le vide autour d’eux, qu’il concerne leurs savoirs, leurs possessions ou leur emploi du temps.

Ces connotations négatives, dont les fondements sont rarement explicités, doivent d’abord pour l’auteur à une survivance religieuse. Il rappelle, en écho au motif de l’EcclésiasteVanité des vanités, tout n’est que vanité »), que « Bossuet affirmait en 1670 que le chrétien est marqué au sceau d’un vide stérile. Il n’est qu’une sorte de bulle de savon dérisoire face à un Dieu rayonnant de sa glorieuse plénitude ». Autrement dit, si le vide existe, c’est uniquement comme le négatif de l’action créatrice et productrice de Dieu. La connotation positive du plein, héritée du mythe de la création dans le Genèse, procède du présupposé selon lequel le plein « s’identifierait à la présentation de lumière et de vérité ». La Genèse est donc un récit qui donne forme à l’informe et crée à partir du rien : Dieu a ainsi « tout créé et a donc exclu le vide au sens où il ne peut avoir créé le non-être ».

L’auteur associe ensuite notre rejet spontané du vide à sa représentation comme résultat négatif de la dégradation ou de la désintégration d’une totalité préalable. Une grande partie de la philosophie – de la conception de l’être (plein) platonicien à l’inconsistance du vide chez Giordano Bruno – développe implicitement une telle valence : attraction pour le plein, répulsion pour le vide. Comme le dit l’auteur : « ce point de départ impose l’idée d’un monde dans lequel l’inscription d’un vide relèverait d’un désastre et, si d’aventure il en advenait un, il conviendrait de le combler urgemment. Du point de vue de la physique, le cosmos grec est ainsi pensé, absent de vide, instituant un fil que les physiciens mécanistes ou vitalistes du XVIIème siècle auront bien du mal à contrer ».

Politiquement, le vide et la vacance peuvent effrayer. Ainsi Hobbes redoute-t-il que personne n’occupe le trône et ne puisse faire régner l’ordre, avec pour corollaire le risque de guerre civile. Le vide constaté peut être également dépréciatif. Quand « plus personne n’est aux commandes », que « les caisses sont vides » ou que « tout va à vau-l’eau », le vide est à combler et l’absence à pallier. Comme le note l’auteur, « c’est dans ce type de formule que se saisit au mieux l’institution de la cité par une mise en sens et en scène, en narration ou « grand récit » voués à combattre le vide désigné par un pleine d’images ou de formules. Son effondrement dans les esprits conduit ce pouvoir à s’inquiéter du risque à l’égard de sa propre perte ». Parce que la cité a multiplié les sens et les symboles pour conduire les hommes à adhérer au projet politique de ceux qui les gouvernent, le monde social paraît plein, presque saturé, de réponses toute faites aux questions et aux angoisses de ceux qui l’habitent. Délaisser ces signes porteurs de sens, c’est risquer une remise en cause de l’adhésion du peuple au projet de ceux qui le gouvernent, ouvrant une ère d’incertitude perçue comme effrayante.

La paradoxale richesse du vide

A l’encontre de cette vision positive du plein qui semble bénéficier partout d’une valorisation implicite, l’auteur soutient la thèse de la « fécondité du vide ». En philosophe, il ne peut éviter de revenir à Descartes et aux autres philosophes résolus à « faire le vide » des conceptions antérieures pour « penser avec d’autres appuis ». Réfléchir à nouveaux frais au vide, c’est en effet devoir penser au « vide du lieu de destination devant faire place à l’arrivant », à celui qu’il faut « aménager entre deux constructions ». Mais plus largement, c’est prêter attention au « vide d’une vie à remplir, vide sidérant de l’absence des êtres aimés entretenue dans la mémoire des vivants, vide du manque à être inconscient, […], vide de ce qui n’a pas encore eu lieu, imagination de ce qui est à faire… ». Pour traiter positivement le vide, il faut donc mettre en relief les mises en relation et les passages plutôt que les fondations, se dispenser de référer à des signifiés transcendants encombrants, souvent inconsistants ou illusoires.

Sur le plan politique, le vide doit pouvoir être valorisé au sens où il rend possible une désaturation des sources transcendantes du pouvoir dans le contexte de la démocratie sécularisée moderne. L’auteur mobilise ici un certain nombre de grands penseurs politiques. Avec le philosophe Claude Lefort, il montre que la démocratie moderne repose sur une exigence, à savoir « reconnaître que la loi ne provient pas (ne doit pas provenir) d’une source transcendante. Elle entretient […] constamment un vide latent à la limite de son exercice, creusant la possibilité de transformations ». Parce qu’aucune transcendance, pleine et inconditionnée, n’indique au peuple comment il doit se gouverner, Claude Lefort qualifie le cœur de la démocratie moderne comme un « lieu vide ». Ce lieu est vide au sens où à ses yeux, « nul individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel ». En conséquence, la notion de vide pointe vers un potentiel de transformation. Ainsi précise l’auteur : « la référence au vide constitue une condition majeure d’une mise en mouvement d’une action ou d’une pensée en direction d’une modification, d’une transition, de l’invention de nouvelles circonstances ». Le vide se donne en effet comme moteur d’une pratique politique. Dire qu’il y a du vide, c’est dire qu’il reste de la place pour une action possible, qu’il existe des interstices entre les chaînons d’une mécanique politique et sociale sur lesquels on peut agir.

L’ouvrage se réfère aussi à Castoriadis, pour qui l’idée de vide renvoie à l’insignifiance sur laquelle reposent les sociétés dans les liens qui les unissent. La société démocratique « doit savoir qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur le chaos, qu’elle est même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes ». Car si toute société doit s’adosser à un imaginaire social, la société démocratique doit être consciente de la contingence et de la précarité nécessaires des significations pleines et fondatrices qui sont les siennes. En d’autres termes, cette société doit savoir qu’elle repose sur un vide sur lequel prennent appui des valeurs fragiles.

Christian Ruby se tourne ensuite vers Foucault pour rappeler que le pouvoir, d’après celui-ci, répartit les corps dans l’espace et le temps en supprimant chaque vide dont les individus pourraient s’emparer pour résister. Il observe également que le concept d’« interrègne », chez Gramsci, rend compte du vide causé par la crise quand « l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ».  Si l’évocation du vide relève de l’évidence chez des progressistes comme Guy Debord, Gilles Lipovetsky, Yves Barrel et Olivier Mongin, il note toutefois qu’elle se limite à « une dénonciation sans nuance (négligeant gravement les inégalités de vie quant à l’accès à la consommation et aux services sociaux) du plein de marchandises, d’objets manufacturés, transfigurés et mis en spectacle dans les villes modernes (dénoncées comme uniformisées) ».

Dans le domaine de l’esthétique, l’auteur critique les trop fréquentes « élucubrations négatives » autour de la catégorie de vide. Pour les visiteurs d’un musée, le vide est presque toujours « identifié à un déficit ou une cruelle absence de laquelle se défaire par un plein », comme si une portion de toile non colorée était signe d’une déficience, d’une paresse, d’un manque de soin ou de finition, comme s’il fallait absolument remplir de peinture tout l’espace pictural. Ici, Christian Ruby salue en Jacques Derrida celui qui, dans Les arts de l’espace, a raison de déconstruire, parmi d’autres oppositions, celle du plein et du vide.

Sur ce point, l’auteur montre également comment certains artistes se sont saisis du vide « en contre-point du plein totalitaire toujours à combattre ». Il évoque en particulier le travail de l’architecte Daniel Libeskind, qui a tracé, au sein du bâtiment du Musée Juif de Berlin, ce qu'il appellera la ligne du vide, composée de cinq puits de béton traversant le musée sur toute sa hauteur, afin de symboliser l'absence dans l'histoire allemande des personnes disparues pendant la Shoah.

Le danger d’un mauvais usage du vide : le vide prétexté

Christian Ruby ne se contente pas de mettre en valeur le vide par principe, sans perspective critique. Il cherche aussi à rendre le lecteur attentif à une forme dangereuse de vide, lorsqu’on prétend vide ce qui ne l’est pas pour dénier toute légitimité à ceux qui l’habitent. Il rappelle qu’on a pu invoquer un vide « inventé » pour justifier une occupation illégitime. Il écrit ainsi : « la conquête de l’ouest se parait de l’idée de « vide » des plaines habitées pourtant par les Indiens, et la notion de forêt « vierge » s’est répandue au détriment des autochtones, au prétexte que la terre est vacante tant qu’aucune propriété n’est juridiquement confirmée ». Alléguer par opportunisme un « vide » qu’on se propose de remplir ou de cultiver a ainsi permis aux colonisateurs de s’accaparer ou de s’approprier des terres qui, selon eux, n’étaient pas cultivées comme elles auraient dû l’être.

Cet ouvrage dense nous permet de prendre conscience des valeurs que nous accordons implicitement au plein et au vide, avant de nous inviter à explorer l’immensité des perspectives que nous apporte une compréhension plus positive du vide.