Rythmé par une série d’aquarelles, ce dialogue entre un critique d’art et un peintre aborde les difficultés auquel le champ de l’art est à leurs yeux confronté de nos jours
C’est avec une très grande élégance, et une iconographie toute en nuance construite à partir d’aquarelles sur papier quadrillé, que ce volume de conversations entre un critique d’art (Olivier Cena) et un peintre (Gérard Traquandi) nous propose d’innombrables pistes de discussion sur l’art de notre époque, sur ses publics et ses institutions. Les auteurs s'intéressent plus précisément au statut de la peinture, dont Gérard Traquandi (né en 1952) n’a cessé, dès le début de sa carrière, d’explorer les voies et les moyens. Il n'a pas cessé, non plus, de défendre cet art, tant à travers ses expositions que ses enseignements.
La peinture doit-elle être défendue ? C’est un débat dont traite souvent Olivier Cena à Télérama. Mais dans quelle mesure cette pratique n’a-t-elle pas aussi été constamment ignorée, voire péjorée, par les avant-gardes artistiques du XXe siècle ? Ce qui est sûr, c’est que l’impression demeure d’une mise à l’écart de la peinture ; impression qui a souvent alimenté les positions réactionnaires sur le « retour nécessaire à la peinture ». Les deux auteurs, qui auraient pu mener une discussion serrée sur le sujet, n’ont pas souhaité tomber dans ce piège.
Le débat n’est pas uniquement théorique. Dans cet ouvrage, il est vécu dans un cadre précis : Venise et ses biennales, notamment d’art contemporain. L’ouvrage commence là, dans son projet comme dans sa réalisation. L’entrée en matière se montre assez virulente à l’égard de ces biennales, dépeintes comme des rituels auxquels de nombreuses personnes se consacrent fidèlement.
Les biennales
Ces biennales servent ici de « déclencheur(s) ». Le propos concerne simultanément l’art exposé et le public présent. Il nous conduit vers l’art international, ses règles du jeu, son économie, qui « intoxique tout le monde ». La flèche est rude. Elle entend souligner que cet art international produit des œuvres médiocres, alors qu’existent d’excellents artistes partout ailleurs dans le monde, seulement méconnus des organisateurs. Elle signale aussi une inquiétude face au fait que « tout le monde se précipite » à l’exposition Damien Hirst (par exemple), et que « tout le monde aime ça ». Le débat est ainsi accentué. Il est question non seulement des œuvres, mais aussi de la massification de l’art, pour perpétuer le vocabulaire du XXe siècle.
Le débat vient alors porter sur un thème aujourd’hui bien établi, par ailleurs décisif : celui de l’utilité de l’art, à l’heure où les États, les régions ou les municipalités ne cessent de vouloir bénéficier de son aura afin de combler leur perte de crédibilité. Or, comme nous le rappelle Traquandi en reprenant une citation de Bernard Stiegler, l’art est « là pour rien ». L’instrumentalisation de l’art ou l’esthétisation de la politique demeurent des éléments centraux de notre époque. Les institutions veulent soumettre l’art à leurs ambitions. Traquandi a pour cela une formule pleine d’humour. Les pouvoirs, selon lui, exigent des artistes un engagement politique, comme jadis « les Saint Sébastien devaient arrêter la propagation de la peste ». Les biennales ayant servi de point de départ à la discussion sont ici prises à parti.
En débutant avec Venise, la conversation ne pouvait pas ne pas faire abstraction du rapport entre la biennale et le cadre dans lequel elle s’inscrit, sachant que plusieurs publics s’y distinguent : ceux qui ne vont pas à la biennale et se contentent de visiter Venise ; ceux qui visitent la biennale et dédaignent Venise pour son art perçu comme passé ; ceux qui visitent aussi bien la biennale que Venise et s’autorisent des comparaisons, au demeurant plurielles. Selon les cas, l'art contemporain sera alors vu comme supérieur, inférieur ou égal à l’art classique.
Le désir
Si l’ouvrage renvoie la peinture à un désir contrarié, c’est aussi pour opposer le désir de peinture et le désir de biennales (ou leur absence). Le parallèle peut sembler curieux, mais il a une certaine résonance dans l’ouvrage.
L’hypothèse de départ est celle-ci : le seul objet du désir de nos contemporains, actuellement, est la marchandise. La thèse, classique, s’inscrit dans la continuité des grandes théories de la consommation. Elle se traduit dans le champ de l’art par une démocratisation culturelle, du point de vue des auteurs largement formatée. Aux artistes, elle impose en particulier l'idée que l’art doit convenir à tous, et se plier aux exigences des commanditaires. Il en va ainsi du politique dans l’art, ironise Gérard Traquandi : « l’art DOIT être politique et dénoncer les régimes totalitaires, social et sensibiliser à la misère du monde, écologique et lutter contre le réchauffement climatique […]. L’engagement politique et social est même devenu une obligation pour les artistes émergents ».
Le désir n’est plus un désir de peinture, ou un désir de la peinture, mais un désir d’utilité sociale de l’art. Ce sont d’ailleurs, expliquent les deux protagonistes, les politiques qui inventent une utilité sociale à l’art. Ils ne pensent pas l’art à partir du faire, ou de la matière, de la lumière, mais à partir de son industrialisation potentielle.
A travers ce thème s’articulent la question de la décoration et celle de beauté. Pour les auteurs, c’est de cela qu’il faut « sauver » l’art. Le propos, qui circule au milieu d’une multitude de références à des artistes, avance l’idée d’une déprise du désir par rapport aux objets habituels. Le désir de la peinture et le désir de peindre perturbent les comportements routiniers, sinon à se contenter de regarder les œuvres en passant, uniquement mû par l’habitude. En ce sens, la grande question du peintre est de fixer ce qu’il désire, de le prendre et de le conserver. « Ce que je désire comme peintre j’en ai besoin, il me le faut ». Mais pas pour le posséder ni le thésauriser. Ce désir comprend d’abord une approche balbutiante du monde, une lumière. Puis viennent les exercices nécessaires à son appropriation : un espace, un volume.... Se mêlent là le motif et l’objet même du peintre. Le motif est pour le peintre clairement secondaire, s’il réussit à saisir une manière de le peindre.
L’art et l’histoire de l’art
La conversation, rythmée par les reproductions des œuvres de Traquandi qui lui confèrent son cadre, se déroule ainsi autour de différents fils conducteurs. Elle agrège de très nombreux thèmes, parmi lesquels figurent la sensation et le sensationnel (le rapport aux biennales est ici évident), la peinture et la photographie, ou encore la main et l’œil. N’imaginez pas pour autant que les auteurs, parce qu’ils traitent de peinture, ignorent les artistes du présent qui ne peignent pas. Au contraire. Traquandi cite, sans aucun mépris, nombre de ses contemporains. L’enjeu se situe surtout, selon lui, dans le choix d’un motif et le choix d’une manière. L’art en général relève ici d’une équation entre ce qui est fait et la manière de faire, entre ce qui est peint et la manière dont on le peint.
Traquandi propose aussi un ensemble de critères propres à partir desquels cerner les artistes et les œuvres et les artistes. Il distingue ceux qui croient en l’art et ceux qui ont foi en l’art. Cette différence partage à ses yeux les modernes : les uns gardent le référent, les autres non. Les premiers pensent que l’art restera toujours ce qu’il est, tandis que les seconds pensent que l’art peut changer le monde. Ainsi pourrait-on marquer la différence entre Cézanne et Matisse, ou Mondrian et Malevitch. Du moins est-ce par ce biais que Traquandi introduit une partie de son propos sur l’histoire de l’art. Est-ce un trait qui distingue l’art contemporain ? La définition qu’en donne ici Traquandi nous paraît bien faible – « tout ce qui est postduchampien avéré » – au regard de l’importance de l’ouvrage.
Pour structurer son propos, l’ouvrage se divise en deux parties. La première vient d’être évoquée. La seconde est pour l’heure restée dans l’ombre. Cette fois, Olivier Cena prend seul la parole. Il décrit sa rencontre avec Traquandi, mais aussi les suites qu’elle a amorcé. Ainsi suivons-nous le parcours du peintre plus concrètement.