Martine Reid propose une riche édition d’un roman plaisant et satirique de Delphine de Girardin (1804-1855) traitant de l’inconvénient d’être beau.

Le jeune héros de ce roman si délicieux qu’on le lit d’une traite se nomme Tancrède Dorimont : « Porter à la fois un nom de tragédie et un vieux nom de comédie, et de plus être fait comme un héros de roman ! » Il a reçu du ciel « un don fatal », comme l’indiquent le titre très ironique du premier chapitre et le mystérieux incipit :

« Il est un malheur que personne ne plaint, un danger que personne ne craint, un fléau que personne n’évite : ce fléau, à dire vrai, n’est contagieux que d’une manière, par l’hérédité, et encore n’est-il que d’une succession bien incertaine. »

Ces quelques lignes suffisent à se faire une idée du grand talent de Delphine de Girardin, née Delphine Gay, qui épousa en 1831 le « Napoléon de la presse », Émile de Girardin, et qui fut une auteure extrêmement célèbre en son temps, poétesse, romancière, dramaturge et journaliste. Sous le pseudonyme masculin de « vicomte de Launay », elle signe à partir de 1836, l’année de parution de La Canne de Balzac, un feuilleton hebdomadaire dans le journal de son mari. Elle écrit par exemple le 7 mars 1847 : « Pour les buveurs, la vérité est dans le vin ; pour nous, la vérité est dans l’encre. […] Il faut bien nous résigner et nous consoler un peu de l’ennui d’écrire par le plaisir de dire au moins notre pensée. »

Un garçon qui a le don d’invisibilité

La beauté de Tancrède attire le regard des femmes, ce qui déplaît aux maris et aux fils, qui s’empressent de l’éloigner de leurs épouses ou de leurs mères. Désespéré par ce fardeau de la beauté qui lui ferme la porte de toutes les maisons, le laissant sans emploi et sans maîtresse, le jeune homme émet le souhait d’être invisible. Malicieuse, l’auteure attribue un tel pouvoir à la célèbre canne de Balzac, qui a beaucoup fait parler d’elle à son époque, en raison de la richesse de ses ornements. Cette édition contient d’ailleurs un florilège de gravures représentant Balzac et sa fameuse canne (par Daumier, Grandville…). Cette canne, aujourd’hui visible à la Maison de Balzac à Paris, avait été commandée par le romancier à un bijoutier de la rue de Castiglione, et livrée en août 1834.

Pouvant se faire invisible ad libitum, le jeune Tancrède accédera à ses rêves de richesse et d’amour, et ne sera plus obligé de se cacher du monde. Cette comique traversée des apparences mêle la fantaisie d’une plume aussi acide qu’élégante à une observation aiguë de la société. L’auteure croque avec malice les travers de ses contemporains.

Parodie du roman sentimental, La Canne de M. de Balzac participe aussi de cette « littérature panoramique » (selon l’expression de Walter Benjamin) qui se caractérise par de nombreuses « physiologies » et une peinture de la société. Le chemin du héros vers son destin finalement heureux nous entraîne chez un riche banquier, un directeur de compagnie d’assurances, un concessionnaire de lignes de chemin de fer, un ministre de Louis-Philippe, une coquette, une pédante, une cantatrice ou encore une jeune ingénue.

Un remarquable travail d’édition

Martine Reid, bien connue notamment pour l’ouvrage collectif Femmes et littérature qu’elle a dirigé, et fidèle à son objectif de faire lire aujourd’hui les auteures que l’histoire littéraire a injustement effacées, salue ce que Delphine de Girardin elle-même appelait sa « science observatrice », son don de « mémorien », néologisme par lequel elle voulait résumer son rôle de témoin exceptionnel d’un milieu et d’un moment, dont elle rendait compte dans ses articles hebdomadaires, réunis sous le titre Lettres parisiennes.

En plus d’une préface très riche et très suggestive, Martine Reid fournit une chronologie inédite de la vie de l’auteure, et reproduit l’hommage rédigé par Théophile Gautier pour la préface aux Œuvres complètes de Madame Émile de Girardin née Delphine Gay, publiées en 1861 :

« Les Œuvres complètes de madame Émile de Girardin n’avaient pas encore été réunies dans un format digne d’elles. Désormais les amoureux de ce charmant esprit ne seront plus obligés de le chercher à travers des volumes disparates, peu faits pour les rayons d’une bibliothèque sérieuse. Ce monument manquait à cette chère mémoire, car le plus durable tombeau qu’on puisse élever à un poète, c’est cette édition définitive, corrigée par une main pieuse et un cœur qui se souvient.  »

Signalons, dans la même collection, la réédition, avec une préface inédite d’Olivier Rolin, des trois premières nouvelles de La Comédie humaine, dans l’ordre voulu par Balzac : La Maison du chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse, avec pour thématique commune la question du choix amoureux. On appréciera, à la lecture des deux volumes, l’effet de symétrie entre les récits de Balzac et ce roman où il figure en belle place dès le titre, mais dont il n’est qu’un personnage secondaire cherchant à échapper à la célébrité.