Dans Paris en lettres arabes, Coline Houssais pallie plusieurs siècles d’invisibilisation des présences arabes dans les grands chapitres de l’historiographie française.

Mettre en valeur la richesse des créations littéraires et intellectuelles arabes et le dynamisme de leurs circulations entre le Machrek, le Maghreb, la France, et plus particulièrement la Ville Lumière : c’est l’ambition de Paris en lettres arabes, de Coline Houssais. À rebours d’une certaine idéologie identitaire qui promeut l’incommensurabilité des cultures et des civilisations, voire leur « incompatibilité » et la fatalité de leur « antagonisme perpétuel », le nouveau livre de Coline Houssais retrace savamment et rigoureusement l’histoire de treize siècles de présences arabes en France, et plus particulièrement à Paris.

À la fois auteure, traductrice, journaliste et chercheuse indépendante spécialisée dans l’histoire culturelle de l’immigration maghrébine et proche-orientale en Europe, ainsi que dans les musiques du monde arabe, Coline Houssais a accepté de répondre aux questions de Nonfiction. Dans cet entretien, elle retrace une histoire arabe de la France, inscrite dans un cadre cosmopolitique, afin de mieux comprendre comment la Ville Lumière a joué, pendant plus d’un siècle et demi, un rôle singulier dans l’essor de la pensée et de la culture des pays de l’espace arabe.

Nonfiction : Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre ?

Coline Houssais : D’une certaine manière ce livre est la translation, sous forme littéraire, d’une dynamique à la fois journalistique (j’ai fondé en 2011 Ustaza à Paris, l’agenda culturel arabe de la région Ile-de-France, devenu depuis une agence de production de contenu sous le nom de L’agence Ustaza), de recherche et personnelle qui m’a menée pendant près de vingt ans à m’intéresser aux impressions mutuelles entre Paris et le monde arabe, sur le plan symbolique et intellectuel, mais aussi parfois très charnel, ou du moins matériel : au-delà de la chronique historique et de l’essai, Paris en lettres arabes est ainsi à hauteur de femme une déambulation de rue en rue à travers le temps et l’espace, mêlant petite et grande histoire, passé et présent.

Les personnes qui formaient le « Tout-Paris » littéraire et intellectuel arabe, qui étaient-elles ?

Celles-ci sont trop nombreuses, et trop diverses pour les énumérer toutes ici ! Pendant longtemps, c’est à dire plusieurs siècles, on vient à Paris — et dans les centres politiques et culturels hexagonaux — en tant que diplomate, administrateur marchand ou homme d’Église : déjà ces individus se situent dans le domaine de l’écrit et de la pensée, mais ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que des érudits puis des intellectuels, sous une forme de plus en plus moderne, font leur apparition. Il est intéressant de noter un changement de paradigme, avec le passage de ce que j’appelle une dynamique de la demande à une dynamique de l’offre : jusqu’à la Révolution, les autorités françaises font appel à des lettrés arabophones pour bénéficier du savoir de ces derniers. Après celle-ci, les hommes de lettres — journalistes, théoriciens, écrivains — sont conviés à venir s’abreuver à la source de la pensée, de la culture et de la langue française, en parallèle de l’éclosion d’établissements d’enseignement francophones en Afrique du Nord et au Proche-Orient, qui vient préfigurer une « passion française », composée en grande partie de représentations de Paris en capitale des arts et des lettres, et de projection de soi faisant partie de cette centralité, par la seule grâce d’un passage dans la capitale française.

Vous avez consacré d’importantes pages aux professeurs de langue arabe installés en France et à Paris depuis au moins le XVIe siècle. Puisqu’il est impossible de les énumérer tous, pouvez-vous nous dire qui était Jibra’il al-Sahyuni, dit Gabriel Sionite ?

Gabriel Sionite est l’un des tous premiers lettrés arabes parisiens clairement identifiés, et l’un des rares individus cités dans l’ouvrage qui possède une plaque commémorative apposée sur le bâtiment où il a vécu, sur l’île Saint-Louis. Moine maronite originaire du Mont-Liban, il étudie au Collège maronite de Rome avant de contribuer à la création de la première imprimerie arabe de France. Traducteur, correcteur, professeur d’arabe, il contribue également à actualiser les traités de géographie d’al-Idrissi et publie plusieurs ouvrages de linguistique. Contributeur essentiel à la Bible polyglotte de Paris parue en 1645, il n’est cependant pas reconnu en France, voire tout simplement écarté de la postérité, à commencer par ceux qui ont eu recours à ses connaissances. C’est aussi le cas pour beaucoup d’autres lettrés de l’époque (Youhanna al-Hasrouni dit Jean Hasrounite, Victor Scialac, Ibrahim al-Haqilani, Sarkis al-Jamrî, Ishâq al-Chidrâwî, Pierre Dyâb…).

Quelles sont les œuvres les importantes, les classiques des lettres arabes écrits à, sur et en dialogue avec la France, avec Paris surtout ?

Là encore, les ouvrages sont nombreux, même si paradoxalement, la littérature arabe (arabophone et francophone principalement) dédiée à Paris est faible en termes de volume. Sur le plan qualitatif de surcroît, hormis les récits de voyage convenus ou parfois naïfs, peu d’ouvrages se démarquent : ce n’est pas un hasard si je n’emploie pas une fois le mot « muse » en parlant de Paris, ce qu’elle n’est clairement pas. La Ville-Lumière est en effet davantage un espace physique et immatériel qui offre les conditions du développement de l’écrivain et de sa production, par ce qu’elle permet sur le plan politico-économique, culturel et humain, en tant que lieu capital de rencontre entre les intellectuels arabes et avec des lettrés originaires d’autres régions du monde, même si également l’impact des hommes de lettres arabes sur la vie littéraire française est limité. Enfin, ceci, et notamment les raisons de ce phénomène, sont une autre histoire. À noter néanmoins D’Alep à Paris de Hanna Diyab, L’Or de Paris de Rifaat Al-Tahtawi, Al-Hay al-latini de Souhail Idriss (non traduit), Un Irakien à Paris de Samuel Shimon, sans oublier des ouvrages plus récents, souvent autobiographiques eux aussi.

Vous écrivez que vers la fin du XVIIe siècle, en France, on est passé d’« une si étroite et si proche altérité » avec les Arabes à une « inversion du regard » qu’on portait sur eux. Comment et pourquoi ?

Ce n’est pas exactement cela : l’inversion du regard est une expression qui concerne justement l’émergence des premiers écrivains-voyageurs arabes qui, dans un Grand Tour inversé, viennent effectuer un voyage initiatique sur le plan personnel comme intellectuel en Europe, comme le faisaient en Méditerranée une partie des élites masculines d’Europe du Nord quelque temps plus tôt. Par cette présence le plus souvent temporaire et par le récit qui en est fait — un récit par ailleurs publié à la faveur du développement de la presse dans le monde arabe —, c’est une image de Paris et de la France façonnée par un regard arabe qui apparaît. L’Occident devient à son tour objet d’étude, et de fantasmes, alors que l’orientalisme façonne de manière trop souvent réductrice le regard européen sur le monde arabe.

Après la Révolution française, Paris, à côté de plusieurs capitales européennes, a été la capitale du colonialisme, mais aussi celle du refuge de la presse arabe d’opposition. Comment les écrivains et les intellectuels arabes ont vécu la tension d’un tel paradoxe ?

Dans une belle ambiguïté ! Il existe plusieurs factures expliquant cela : une certaine dichotomie existant entre « Paris », symbole émancipatoire des Lumières sur le plan intellectuel, culturel et politique, et « la France », pouvoir colonisateur à combattre, quand bien même Paris se trouve être la capitale de la France, où est centralisé par ailleurs l’essentiel de ses institutions politiques et militaires. Une absence chez certains de solidarité entre l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, corollaire de l’absence d’un sentiment d’appartenance à l’échelle du monde arabe à l’heure où ce dernier, dans son acceptation moderne sous la forme du nationalisme arabe, n’en est encore qu’à ses balbutiements. Une approbation — directe ou non — par une partie de ces lettrés de la politique étrangère française, y compris dans leur pays d’origine, si celle-ci sert leurs intérêts personnels. Quant à ceux qui s’opposent frontalement à cette dernière, Paris offre davantage de libertés pour mener leur combat qu’Alger, Beyrouth, Casablanca, Tunis, Damas, le Caire, sous domination ottomane, britannique… ou française.

Quel était le rôle de cette « avant-garde arabe sur les bords de Seine » dans l’essor des mouvements d’indépendances du Maghreb et du Machrek ?

Je parle dans mon ouvrage de Paris comme d’une « antichambre » de la pensée politique et littéraire arabe, dans le sens où, comme je l’expliquais précédemment, la capitale française a su offrir des conditions politiques (liberté d’expression, paix) et intellectuelles (puissance des institutions culturelles et d’enseignement) propices au développement de réflexions qui ont pu trouver un aboutissement dans l’action politique. Ce qui est fascinant, c’est que les élites pro-indépendance arabes ont trouvé dans la gueule du « loup colonial », comme le nomme l’écrivain algérien Kateb Yacine, la latitude pour faire mûrir leur combat d’une manière qui n’aurait pas été possible dans leur pays d’origine… pour certains sous domination française. Mais l’avant-garde n’est pas uniquement politique au sens strict du terme : les artistes et écrivains arabes, par leur contribution au renouvellement de productions intellectuelles et artistiques nationales, ont permis de donner corps à ces nouveaux États.

Par de-là les ignorances mutuelles et le narcissisme des petites différences si répandu au Maghreb comme au Machrek, voyez-vous dans cette histoire de Paris en lettres arabes une ressource pour refonder un nouvel horizon panarabe qui serait cosmopolite, pluraliste, démocratique et citoyen avant tout ?

Paris en lettres arabes peut être une ressource dans le sens où il retrace le fil de l’Histoire et permet, sans nostalgie aucune, de poser un regard à la fois apaisé et critique sur le passé afin d’avancer sur des bases plus saines. C’est peut-être la conclusion de ce livre : il existe une relation riche et ancienne entre Paris – en tant que capitale française et ville-monde – et le monde arabe, qui semble avoir néanmoins souffert en permanence du poids des fantasmes, de soi comme de l’autre. Le but n’est pas de faire à tout prix de Paris la capitale ad-vitam aeternam des lettres arabes. Mais plutôt de profiter d’une certaine fin de règne pour réinventer la place de chacun en relation avec l’autre.

Les représentations Maghreb-Machrek n'échappent presque jamais à une certaine concurrence victimaire. Que diriez-vous à ceux qui vous diront qu'il n'y a pas assez de Maghreb ou de Machrek ?

Tout propos est par essence un parti pris : j’ai néanmoins tenté de dresser l’image la plus fidèle possible de quatre siècles d’histoire intellectuelle et littéraire arabe à Paris, en replaçant certains déséquilibres dans leur contexte. Tout en sachant que les absences sont aussi éloquentes parfois que les présences.