Avec la notion de « géo-care », Michel Lussault plaide en faveur d’une approche sérieuse des phénomènes environnementaux et d’une réappropriation collective de nos manières de cohabiter.

S’agissant de l’état de la planète et des enjeux environnementaux actuels ou à venir, deux attitudes peuvent être observées – l’indifférence mise à part. L’une est médiatique, elle consiste à décrire les phénomènes, avec le risque de provoquer des peurs qui ne guident vers aucune solution. L’autre est universitaire, elle consiste à déployer des analyses et des théories qui ne descendent guère jusqu’au quotidien de nos existences.

Pourtant, il existe une voie médiane. Plus anthropologique et urbanistique, elle contribue à allier des descriptions qui rendent les phénomènes concrets avec des propositions théoriques expliquant comment et pourquoi nous en sommes arrivés là et comment nous pouvons nous « sauver » de cette situation. C’est ainsi que Michel Lussault, géographe, spécialiste de l’analyse des modes de l’habiter humain et des espaces terrestres, nous introduit à quelques notions centrales de la géographie urbaine en contexte de mondialisation. Ces notions débordent les simples concepts d’anthropocène ou d’écologie, en ce qu’elles donnent à comprendre surtout les interactions, les synchronisations, les cohabitations à partir desquelles nous pouvons comprendre les défauts de nos situations, ceux sur lesquels nous pouvons encore agir.

L’ouvrage passe ainsi des grandes transformations urbaines aux vulnérabilités que nous avons déclenchées, pour nous ouvrir à une forme de care (de soin) à l’endroit de l’urbain, de la planète et des rapports entre humains et non-humains, susceptibles de nous orienter vers une géopolitique « pirate », disons non-mondaine et non formelle.

Le changement global

C’est de ce point des vulnérabilités que Lussault propose de partir, en rappelant qu’elles ne commencent pas seulement sous nos yeux. En évoquant le manque potentiel d’eau dans le périmètre californien, l’auteur met en relief les nouvelles contraintes hydriques auxquelles nous sommes soumis partout dans le monde, non sans inclure à sa description le rôle des entreprises mondialisées établies dans cette contrée. C’est pour Lussault une manière très précise de donner corps à quatre phénomènes : le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources non renouvelables, la réduction rapide de la biodiversité, la modification inédite des métabolismes des grands systèmes biotiques et abiotiques (sols, océans, eaux).

Sur la base de ce changement global, l’auteur dresse trois scènes d’altération, qui vont de l’eau au feu, et de ce dernier aux pandémies. Et c’est à juste titre que cette dernière question, celle des pandémies, éclaire les explications premières. En l’occurrence, dans le cas du SARS-Cov2 : la paralysie en quelques semaines des flux mondiaux, et la vulnérabilité des systèmes urbains mondiaux. La période a non moins mis au jour la réalité structurelle des inégalités sociales, tant dans l’opposition au virus que dans la mobilisation des êtres humains (pour ne pas parler des conséquences sur les autres règnes).

Anthropocène

Nous sortons de décennies d’euphories progressistes. Tout espace semblait pouvoir devenir habitable, surtout sur le modèle occidental ou capitaliste de type Nord-monde. Aujourd’hui, tout cela est remis en cause de manière radicale. L’habitabilité ne va plus de soi. Il importe donc d’ouvrir d’autres perspectives pour réapprendre à considérer et réaménager le monde. C’est le souci du « care », du soin dû à la planète.

Comment nommer la condition humaine dans laquelle nous sommes entrés ? Il y a 25 ans à peine, le terme « anthropocène » ne signifiait rien. Il doit son émergence et son usage à Paul Crutzen, prix Nobel de chimie en 1995. Après avoir consacré un séminaire à l’holocène, il avance à dessein le néologisme d’anthropocène, afin d’opposer les deux périodes. Le pivot se trouve moins dans les changements climatiques que dans les causes de ces changements. Lussault rassemble dans l’ouvrage, complété d’une bibliographie considérable, les connaissances nécessaires à la compréhension de ce que l’on entend désormais par là. Notamment l’idée selon laquelle ce sont les activités humaines qui ont provoqué les forçages des systèmes biophysiques et ont enclenché des boucles de rétroactions à l’échelle de la planète.

Lussault élargit la réflexion, ou du moins la personnalise, en soulignant que chaque humain est un membre banal de l’espèce qui, au sein de l’anthropocène, renvoie à l’anthropos. Cela ne signifie nullement que chaque (groupe) humain soit porteur de la même responsabilité, mais qu’il n’est plus possible d’ignorer la situation. Évidemment, elle engage les Occidentaux plus que les autres, dans la mesure où ils ont posé les cadres de la surexploitation extractiviste des ressources. L’anthropisation qu’ils ont instaurée, à savoir la modification des terres par l’activité humaine, s’avère insoutenable, à la fois localement et planétairement.

L’urbanisation généralisée

Dès l’ouverture de l’ouvrage, Lussault revient sur son champ de recherche : l’urbain, sur lequel il nous offre aussi une abondante bibliographie. Le constat est simple : tous les espaces et toutes les sociétés sont désormais concernées et configurées par l’urbanisation généralisée. Il apparaît essentiel de ne pas continuer à faire de l’urbain un simple décor. Il nous traverse entièrement. Il caractérise l’humanité actuelle, distribue les rôles à l’échelle du monde, scénographie les modes de vie, à quelques exceptions près qui parviennent à échapper à ces dynamiques.

La révolution urbaine, encore en cours il y a quelques années, s’est répandue partout, en provoquant l’émergence d’une humanité urbaine, ou en tout cas d’une urbanité qui impose ses mœurs à l’échelle mondiale par capitalisme interposé, mais aussi par tourisme interposé. Elle a installé un mode de spatialisation spécifique des humains et des non-humains, accentué une reconfiguration des sociétés à mesure qu’elles s’urbanisent. A la lumière de cet ouvrage, et des autres travaux de l’auteur, l’urbanisation installe des modes d’organisation sociales et des formes de vie inédits : ceux de l’urbain globalisé, au sein desquels l’économie, les structures sociales et culturelles, les temporalités, les espaces et les spatialités et même l’état biologique de la planète sont bouleversés.

Synchro

Le paradoxe que Lussault met au jour, c’est que cette globalisation place toutes les activités en relation, mais aussi les territoires et les humains. Cette synchronisation définit le monde contemporain à partir d’une activation plus ou moins consciente et maîtrisée de chaînes de relations entre des réalités spatiales distinctes au premier abord. Dans le même temps, les travaux menés notamment en biologie et en physique montrent que la nature, le monde lui-même est un buisson inextricable d’espaces-temps en devenir ou, pour emprunter le vocabulaire de Deleuze et Guattari, un rhizome.

Mais si nous sommes entrelacés géo-historiquement et anthropologiquement, cet entrelacement ne va pas dans le même sens que l’ensemble du monde vivant. L’un a plutôt tendance à détruire l’autre. Pouvons-nous alors continuer dans cette direction ? Telle est la question finale de Lussault. Ce qui est certain, indique-t-il, c’est que la prise de conscience de ce monde rhizomique porte à comprendre que n’existent aucun monde qui puisse s’enfermer sur soi, par exemple sur un mode identitaire. Ainsi se trouvent condamnées toutes les thèses portant sur l’identité, ou encore la simple coprésence des individus. Au contraire, il appelle à prendre ces rhizomes au sérieux et à en prendre soin.

La puissance de l’extractivisme est telle que plus personne ne peut désormais se laisser prendre au piège d’un simple « souci environnemental » que certaines industries avancent pour se protéger des oppositions. Il ne se limite d’ailleurs pas aux entreprises. Lussault rappelle qu’à un niveau plus personnel, chacun de nous a encore du mal à réduire sa dépendance à l’abondance apparemment sans limites dans laquelle nous sommes nés. Il n’en reste pas moins vrai que nous devons, chacune et chacun, prendre acte de la Terre urbaine telle qu’elle existe désormais. C’est ce à quoi entend participer l’ouvrage ici présenté.