La Bande dessinée internationale contemporaine s'affiche au Centre Pompidou.

L’exposition Bande dessinée : 1964-2024 englobe une partie de la production internationale contemporaine, de l’underground californien et nippon des années 1960, en passant par le large spectre de la franco-belge, jusqu’au récent Chris Ware. 130 artistes et davantage de planches retracent cette période très féconde en termes de production et valident le phénomène de légitimation du neuvième art aux yeux du grand public.

Une longue séquence invite le spectateur dans les méandres du musée. Douze salles s’enchaînent selon un parcours thématique imaginé par les commissaires d’exposition Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen, avec le conseil scientifique de Thierry Groensteen et Lucas Hureau. L’entrée est historique : sous les auspices de la contre-culture, la décennie 1960 indique le changement radical de ton avec la période précédente, surtout par rapport à la production franco-belge alors soumise à la loi de 1949 sur la protection infantile. Cette dernière cloisonne la créativité des auteurs – de l’aventure pour des jeunes lecteurs masculins – autant qu’elle consacre la production belge, de Hergé à Franquin.

La contre-culture californienne rebat les cartes, avec la revue underground Zap Comix (animée par Robert Crumb) en tête d’affiche. En France, l’éditeur Éric Losfeld publie Barbarella (1964) de Jean-Claude Forest et Valentina (1969) de Guido Crépax, deux nouvelles héroïnes face à la Schtroumpfette (1967) de Peyo. Côté nippon, la présentation des premiers numéros de la revue japonaise Garo ouvre l’exposition à l’univers graphique du moment, le manga, à travers l’une de ses expressions les plus singulières. Magazine avant-gardiste, Garo (1964-2022) propose une vision du Japon à travers des productions plus personnelles. Parmi ces œuvres destinées à un lectorat adulte, pointent çà et là les orientations les plus récentes du neuvième art, l’autobiographie ou la bande dessinée du réel ; la Bande dessinée devient citoyenne.

Ce cadre posé, le spectateur suit la piste. Onze propositions thématiques occupent chacune un espace plus ou moins adapté. Devant l’objectif d’embrasser une large partie de la production mondiale des soixante dernières années, la scénographie doit être minimaliste, voire minimale. D’emblée, l’espace rire crée le lien entre le belge Franquin, chef de la ligne ronde, vieille école qui se développe dans le magazine Spirou, et le jeune Gotlib, acteur majeur de la période Pilote, puis fondateur de l’Écho des Savanes et de Fluide Glacial. Après le rire, l’effroi, la peur, l’héritage gore de l’épouvante des comics américains des années 1950 rejaillit dans la production étrange et fantastique de Daniel Clowes, Emil Ferris ou encore chez Ludovic Debeurme et Stéphane Blanquet. De la peur au rêve, il n’y a qu’une salle, l’occasion de voir un mur décoré de 32 illustrations de Killoffer, donnant naissance à une page.

Peu à peu la thématique s’étiole, il faut faire quelques efforts de compréhension pour suivre les salles 5,6 et 7 : l’écriture de soi au fil des jours en noir et blanc. L’occasion de (re)voir le travail de Camille Jourdy, de David B. ou encore de Nina Bunjevac. Les salles 8, 9 et 10 font appel à la science humaine : histoire, mémoire, littérature et science-fiction sont tout autant d’occasions d’admirer les travaux originaux de Spigelman (Maus), de Rébecca Dautremer, de l’explosif Winchluss, mais aussi du génial Moebius ou encore du tout aussi génial Druillet. Une dernière boucle aborde les villes et la géométrie, le novateur De Crécy anime la cité et l’original Jochen Gerner célèbre l’abstraction.

La Bande dessinée au musée

Fort de ces nouvelles connaissances graphiques, le Centre Pompidou joue les prolongations un étage en dessous avec La Bande dessinée au musée. Un hommage suggère plusieurs rapprochements entre artistes. Différents auteurs se retrouvent au côté d’un ancien (par exemple Catherine Meurisse et Mark Rothko). D’anciens auteurs, comme le Français Edmond-François Calvo ou l’américain Georges Herriman, occupent les traverses. La bande dessinée est un art jeune.

Pour le novice et l’amateur, cette visite dans le passé récent du neuvième art est incontournable. Reste qu'aborder simultanément 130 artistes exige un effort conséquent, surtout devant la qualité de la sélection. La majeure partie des planches exposées proviennent du fonds Michel-Edouard Leclerc : l’actionnaire des supermarchés éponymes est l’évergète de la bande dessinée, alors que seuls quelques auteurs avisés sont propriétaires de leurs originaux (L. Trondheim, J. Sfar ou P. Rabaté entre autres). Dans ces conditions, seul un tel collectionneur peut offrir un panorama aussi large de la production des soixante dernières années, au risque parfois de laisser quelques auteurs talentueux sur le carreau, Christian Cailleaux ou Hugues Micol par exemple.

Pour ceux qui ne sont pas encore rassasiés, Hugo Pratt et son Corto Maltese font l’objet d’une présentation à la bibliothèque du Centre Pompidou (la BPI), au deuxième étage. Si l’espace est moindre, la scénographie est ramassée. C'est l’occasion de découvrir de nombreuses pièces autour du héros emblématique de l’univers d’Hugo Pratt, avec lequel la bande dessinée bascule vers le roman graphique lors de La ballade de la mer salée.

La diversité du public nombreux entrevu est une clé de compréhension (à distance) du succès de l’exposition fondatrice de 1967, Bande dessinée et Figuration narrative, qui avait reçu 500 000 visiteurs à l’époque. Cette exposition avait autorisé le médium à s’exposer aux cimaises du musée des Arts décoratifs de Paris. Bande dessinée : 1964-2024 est la consécration de « l’arrachement de la Bande dessinée au statut d’art mineur réservé à la jeunesse   », l’aboutissement d’une révolution entamée dans les années 1960, marquée depuis par l’arrivée du manga (1990) et par une croissance économique exponentielle. La bande dessinée serait-elle devenue un art comme un autre ?