Dans cette « géohistoire », Christian Grataloup tisse l’histoire des humains en entrecroisant deux fils rouges : les relations entre les sociétés et les relations entre l’humanité et la Terre.

Le terme « géohistoire » a une trajectoire qu’un élève de Christian Grataloup, Vincent Capdevuy, a naguère contée. L’historien Fernand Braudel l’avait inventé lors de conférences prononcées devant ses codétenus pendant sa captivité en Allemagne. Il l’emploie dans sa thèse sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, publiée en 1949, mais le fait disparaître dans la réédition de celle-ci en 1966. Entretemps, le terme est devenu un « mot-valise », sans définition précise, avant de tomber en désuétude. Déjà en 1949, Braudel semblait s’être inquiété de la possibilité de diffuser ce qu’il appelait un « vocable à consonance barbare ». Mais son objectif était clair : transposer la géographie, science de l’espace et du présent, dans le passé. Dans cette perspective, la géographie demeurait la servante de l’histoire. Autrement dit, l’espace était dans le temps et la géohistoire braudélienne est une histoire géographique des milieux.

Avec Christian Grataloup, géographe héritier de Braudel et de quelques autres historiens, est née dans les années 90 une « nouvelle géohistoire ». Celle-ci est fondée sur l’étude de « la dimension spatiale des phénomènes temporels ». Ici géographie et histoire sont associées à dignité égale. L’espace et le temps ne sont pas dissociés : il s’agit d’une étude géographique des processus historiques, dans la perspective de la mondialisation, et en lien avec les sciences de la vie et de la terre. Mais s’agit-il d’une discipline nouvelle ? Ou plutôt d’une « indiscipline », comme l’écrit Capdevuy, suggérant un refus (frondeur) de la spécialisation ? Pour Grataloup, il s’agit de penser le passé comme un présent, mais aussi de penser le présent et l’avenir en toute connaissance du passé et de ce qu’ont pu être, jadis et naguère, les « horizons du possible ».

Possibilisme, relativisme, universalisme et politique

Christian Grataloup aime en effet poser des questions qui dérangent. Ne faudrait-il pas pour expliquer ce qui a été, se demander aussi ce qui aurait pu être (« possibilisme ») ? En pensant le passé comme un présent, on rétablit « l’horizon des possibles » ; d’où la proposition d’« histoires contrefactuelles », ou « uchronies », c'est-à-dire de récits d’événements fictifs à partir d’un point de départ historique. Ce choix traduit la critique d’une histoire finaliste « qui s’est crue universelle et qui n’était qu’eurocentrique ». Grataloup introduit ainsi une réflexion sur le devenir de notre espace-temps. Prenant en compte la mondialisation contemporaine, il est conscient du risque d’un « relativisme général » et aspire à la construction d’un « véritable universel », assumant tous les héritages, non seulement de l’« histoire des individus », que privilégie l’Occident, mais aussi de celle « des peuples, des nations et des familles » – les groupes sociaux ou les classes n'étant pas ici explicitement notés. En d'autres termes, la maison Terre est « commune » et les humains n’en sont pas les possesseurs, mais les gestionnaires : l'histoire doit donc aussi être commune et intégrer le rapport à la Terre. Les enjeux sont scientifiques et politiques, notamment en ce qu'ils impliquent dans la construction et la diffusion des savoirs.

De l’adaptation aux espaces au début de leurs transformations

Au cœur de l’enquête est la question de l’Anthropocène. Cette notion, dont l'adoption n'est d'ailleurs pas unanime, a été inventée à la fin du XXe siècle pour désigner une nouvelle ère géologique, définie par le fait que les humains deviennent désormais le principal facteur de transformation de la Terre. Son point de départ, comme le note Grataloup, a été discuté : il y a quarante mille ans, avec la conquête par les humains des continents les plus éloignés et l’extinction d’animaux de grande taille ? Vers 10 000 avant notre ère, avec la « révolution néolithique » ou prétendue telle, entendue comme le début de l’épuisement des ressources de la Terre ? Au XVIe siècle, avec le début du régime des plantations tropicales dans les territoires colonisés (« Plantationocène ») ? À la fin du XVIIIe siècle, avec la « révolution industrielle » ? Au milieu du XXe siècle, avec l’expansion industrielle à l’échelle mondiale et les émissions massives de CO2 ? Ces définitions ont pour point commun de mettre l’accent sur la modification opérée par les humains de leur propre environnement, en l’associant parfois à une transformation des rapports sociaux.

Longtemps, les humains n’ont guère, voire pas du tout modifié le milieu. Ils ont d’abord dû s’y adapter et apprendre à se déplacer. À partir d’une origine africaine, la diffusion/dispersion de Sapiens dans le monde entier a été rapide, accompagnée de métissages avec des espèces éteintes, Néandertaliens (en Eurasie) et Denisoviens (en Asie) ; il y a quinze mille ans, il ne restait que Sapiens. Il n’est pas absurde de penser qu’il aurait pu y avoir plusieurs espèces humaines : le scénario qui s’est réalisé n’était pas inéluctable. Les humains ont dû construire leurs propres espaces de vie et contrôler voire s’approprier des espaces dont ils n’étaient pas originaires. La maîtrise de l’espace a entrainé sa transformation, par la domestication de plantes et d’animaux notamment. Dès le Néolithique, les humains ont imposé à la Terre un développement de l’agriculture irréversible, tout en s’infligeant une augmentation du temps de travail. Mais il faut se garder d’un « déterminisme environnementaliste », qui postulerait qu’on soit toujours nécessairement passé de l’étape de sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades à une sédentarisation liée à l’invention de l’agriculture. Il y a eu des sociétés de chasseurs sédentaires : dans les prairies d’Amérique du Nord, de telles sociétés se sont maintenues, à la différence de l’Europe.

La maîtrise de l’espace a reposé sur l’utilisation du feu, la construction d’habitats protecteurs, éventuellement mobiles telle la yourte en feutre isolant, l’usage de l’aiguille à chas qui permet de coudre des vêtements ajustés pour se protéger du froid, l’invention d'équipements d'équitation (étrier, mors, selle) – on pourrait encore insister sur l’histoire des moyens d'orientation. Les routes, maritimes ou terrestres, ont d’abord été « mentales », inventées et pratiquées par les navigateurs et les caravaniers. Sur les mers, les trajets à longue distance impliquant de naviguer contre le vent n’ont été possibles qu’à partir de l’invention portugaise au XVe siècle de la caravelle. Dans l’Océan Indien, le régime alterné des moussons permet de naviguer à la voile l’été par vent portant du sud-ouest et l’hiver par vent portant du nord-est. Si les navigateurs transatlantiques européens ont utilisé à partir de la fin du XVe siècle les alizés intertropicaux pour rallier l’Amérique et les vents d’Ouest des latitudes moyennes pour revenir en Europe, la certitude de pouvoir compter sur ces mêmes vents d’Ouest pour retourner aisément à bon port a été un facteur de sécurité rassurant pour les équipages. La question des températures a conditionné le sens des déplacements des groupes humains : la contrainte imposée par des températures élevées a longtemps fait qu’il a été plus facile de changer de longitude que de latitude.

Deux mondes

À la veille des prétendues « Grandes Découvertes », une « géographie négative et provisoire » permet de distinguer deux mondes. Dans l’« Eufrasie » au sens large (un terme inventé par Capdevuy qui mêle Europe, Afrique et Asie), l’axe eufrasiatique, de la Méditerranée aux mers de Chine, forme ce qu’on appellera bientôt « l’Ancien Monde ». En marge de ce premier espace se déploie le reste, c’est-à-dire l’Amérique, l’Afrique subsaharienne, la Polynésie, l’Australie et le Grand Nord. Cet autre monde n’a qu’un trait commun : le fait de ne pas considérer l’or et l’argent comme des instruments monétaires – tout en pouvant faire usage, sous d’autres formes, de la monnaie. Or aucun des espaces de cet autre monde n’a été le point de départ d’une expansion mondiale, alors qu’on peut imaginer des scénarios différents : des marins austronésiens (l’Austronésie englobe l’ensemble des îles des mers australes) naviguant sur leurs pirogues à balancier et passant le Cap de Bonne-Espérance puis, poussés par les alizés, atteignant l’Amérique. Mais « il leur manquait d’avoir conçu la carte mentale de leur navigation dans sa totalité » et cette « autre histoire de la mondialisation » n’a pas été écrite.

Différemment, dans l’axe eufrasiatique, qui englobe des milieux divers mais rarement extrêmes, « les connexions humaines ont pu s’établir plus qu’ailleurs ». Les routes du commerce ont pu aussi être celles des envahisseurs, mais « il était plus sûr d’être périphérique que central », d’où des similitudes entre l’évolution du Japon à l’est et celle de l’Occident européen. Dans les steppes du nord, au climat sec, ont dominé des sociétés de pasteurs, économiquement, politiquement et militairement connectées aux sociétés agricoles, qui avaient remplacé l’arbre par le champ et qui considéraient les nomades comme des « barbares ». « La double maîtrise du cheval et de l’archerie a longtemps été la base de la force militaire des peuples des steppes ». Mais il n’y a pas eu, comme le pensait Braudel, une antériorité de ces sociétés pastorales : « les sociétés de pasteurs sont apparues plus tard que celles des sédentaires ». Dans cet espace s’est construite en Europe une « économie-monde », « un morceau de la planète économiquement autonome » (Braudel), dont la dimension était aussi « culturelle » et « cultuelle » (Grataloup). De tels ensembles peuvent être aussi de nature géopolitique, telle la Chine, archétype de « l’Empire-monde ». Grataloup oppose les « Empires cavaliers » aux « Empires céréaliers », qui ont duré face aux steppes ; leur force reposait notamment sur la « révolution du stockage », c’est-à-dire la capacité à stocker dans des greniers publics les céréales assurant la subsistance de populations à l’échelle impériale.

Brutalité de la mondialisation

La mondialisation s’est amorcée vers 1500, avec le processus d’absorption de tous les autres mondes opéré par les Européens, qui imposent au XIXe siècle à la fois la notion de « Grandes Découvertes » et celle de « Progrès » : « science et colonisation ont en commun le mot ‘découverte’ ». L’économie-monde européenne s’est étendue à tout le monde habité et exploité (« écoumène », ou mieux, « oekoumène »), tout en projetant le polycentrisme politique européen, y opérant de multiples découpages. Le processus d’absorption de l’Amérique a été brutal, alors qu’on aurait pu imaginer des scénarios plus lents, effectués par des trajets à travers le Pacifique ou l’Atlantique Nord, pas nécessairement avec douceur, mais sans entraîner, peut-être, la catastrophe démographique, humanitaire et économique qui s’est produite : c’eût été une « autre mondialisation ». Dans les faits, la quête européenne d’or et d’argent, liée au dynamisme économique de l'Europe, a emporté avec elle les pandémies (à distinguer d’un génocide intentionnel) et la traite des Africains destinée à pallier le manque de main d’œuvre. Grataloup reprend la théorie récente d’une corrélation entre la baisse de la température du Petit âge Glaciaire (illustrée par la peinture hollandaise du XVIIe siècle) et une augmentation de la surface de la forêt amazonienne, liée à la pandémie qui aurait entraîné dans cette zone un effondrement de l’agriculture – mais cette hypothèse, pour séduisante qu’elle soit, a été contestée.

La mondialisation a introduit en Amérique des animaux et des plantes d’Europe, et inversement. Aux XVe- XVIIIe siècles, la « première colonisation » a soumis les « régions sans hiver ». L’exploitation des populations dans les plantations des régions tropicales est parfois considérée comme le début de l’ère du « Plantationocène ». Du moins, « l’expression ‘géohistoire’ peut ainsi assumer à la fois l’histoire planétaire anthropisée et l’histoire économique et sociale spatialisée ». Or, si la demande septentrionale a largement inventé le Sud, pourquoi ne pas imaginer une nouvelle « uchronie », même si elle était assurément peu probable ? Celle de « navigateurs maliens, aztèques ou javanais, ’découvrant’ des sociétés japonaises, turques ou européennes et leur imposant des plantations ou des ranchs pour alimenter leur propre consommation en les colonisant si nécessaire », « un monde en miroir de celui qui a existé ». Enfin, au XVIIIe siècle, s’amorce en Europe occidentale un changement essentiel, qu’Adolphe Landry a nommé en 1934 « révolution démographique ». Il est devenu mondial, alimentant la croissance économique. Celle-ci s’est traduite par un enrichissement inégal en Europe et chez ses clones, mais par un appauvrissement dans le reste du monde.

D’une nouvelle géopolitique à la crise écologique

Au XIXe siècle, la seconde colonisation n’est pas seulement le fait de l’Europe, mais aussi des États-Unis et du Japon. Elle fut d’ailleurs davantage une bonne affaire pour les entreprises et les banques que pour leurs métropoles. Mais avec la Première Guerre Mondiale commence la fin de l’ère européenne, même si l’Europe ne le sait pas encore. Une nouvelle géopolitique s’est construite, avec en particulier l’apparition de la notion d’« Occident », englobant l’Amérique du nord, l’Europe sans la Russie et l’Australasie (Australie et Nouvelle-Zélande, réunies par un terme inventé au XVIIIe siècle, oublié et resurgi à la fin du XXe siècle). Restent les cas, discutés, de l’Amérique du sud et du Japon, qu’on a pu qualifier d’« Extrême-Occident » pour le distinguer de l’Extrême-Orient. Quant au « Tiers-Monde », notion inventée par Alfred Sauvy en 1952, et compris dans la zone intertropicale, il doit sa pauvreté non à des facteurs climatiques mais à un passé commun de dominations extérieures, tout en étant marqué par de fortes hétérogénéités. C’est ce monde divisé et inégalitaire qui doit affronter la « crise écologique » mondiale : l’usage immodéré du carbone fossile a profondément dégradé le milieu de vie humain et contribué au réchauffement climatique. Comment traiter cette crise écologique dans le cadre de la situation géopolitique mondiale ? Angoissante question, car « les humains ont des problèmes de survie (communs) », mais des approches spécifiques de leurs intérêts.

Le livre est accompagné d’un précieux atlas conçu comme un outil exposant des problématiques visualisées dans l’espace-temps. Comme tout livre d’histoire globale, il pourra être discuté sur tel ou tel point par les spécialistes. Sur la forme, la présence d'annotations ou de bibliographie aurait permis à des lecteurs décrits comme « curieux » et « inquiets » de s’orienter dans le maquis des problématiques et d’éviter les fausses pistes ou les impasses, de même qu'un index thématique aurait facilité les (re)lectures du texte. Sur le fond, au terme d’un livre passionnant, parfois touffu mais toujours suggestif et le plus souvent convaincant, Christian Grataloup affiche un optimisme fondé sur la science. Mais, avec prudence, il écrit qu’il n’esquissera pas ici une nouvelle « histoire contrefactuelle ». Dans la mesure où rétablir « l’horizon des possibles » vaut aussi pour le présent, on ne saurait exclure que, pour le plus grand effroi des lecteurs, une telle « uchronie » n’eût été une dystopie.

* On notera la parution quasi-simultanée, dans une perspective comparable, du livre de Peter Frankopan, Les métamorphoses de la Terre. L’humanité et la nature. Une nouvelle histoire du monde (trad. fr. Patrick Hersant et Sylvie Kleiman-Lafon, Tallandier, 2023). Un ouvrage prochainement recensé sur Nonfiction.