La confrérie des druides, philosophes et conseillers politiques, a réuni les Gaulois autour d’une religion publique pour faire de la Gaule une communauté politique.

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Dans les années 50 av. n. è., quand Rome s’empare de la Gaule, elle agrège à son empire un territoire déjà puissamment structuré et en partie centralisé sur le plan social, religieux et politique. Telle est l’hypothèse que défend Jean-Louis Brunaux dans ce nouveau livre, qui prend à revers l’image encore répandue d’une Gaule préromaine peu civilisée. Ce faisant il offre une explication au mystère de l’intégration rapide et profonde de la Gaule à l’empire romain. Le conquérant aurait en somme parachevé la transformation de l’ancienne Gaule en une Cité confédérale cohérente, entreprise depuis cinq siècles par une confrérie de philosophes conseillers des pouvoirs gaulois : les druides, littéralement « ceux qui voient loin », « ceux qui possèdent une connaissance supérieure ».

De cette histoire intellectuelle et politique, peu de traces subsistent. Ce monde oublié avait pourtant su susciter l’intérêt des philosophes grecs, premiers témoins de l’activité de leurs semblables gaulois. Ils assimilent la sagesse des druides à une forme de divination (elle s’énonce comme des oracles, plutôt qu’elle se discute) et leur pratique au pythagorisme (en tant que magistère social et politique). Leurs analyses sont éclairées par les récits des observateurs qui, plus tard, ont parcouru la Gaule – l’explorateur polymathe Poseidonios, lu et adapté par César – et par une recherche archéologique dynamique, qui renouvelle en profondeur notre compréhension de la protohistoire des Gaulois depuis plusieurs décennies. La découverte de sanctuaires parfaitement semblables aux temples grecs et romains signale l’appartenance à un même monde religieux. Les fouilles récentes révèlent qu’ici comme dans les cités grecques et à Rome, les spectacles sont au centre de la vie publique. À l’inverse, le regard porté sur l’art singulier des Gaulois reconnaît désormais dans son esthétique l’expression « originale et novatrice » d’une pensée abstraite sophistiquée.

Dans l’ensemble, les traces matérielles commencent ainsi à se réconcilier avec le témoignage des textes. Pour avoir pratiqué les unes et les autres pendant toute une vie de recherche, Jean-Louis Brunaux parvient à les assembler d’une manière qui dessine la silhouette de ce monde englouti. Un monde qui avait su développer un modèle politique cohérent, inscrit avec son propre style dans l’ordre des civilisations méditerranéennes.

Des druides au centre de la société gauloise

Les premières populations gauloises identifiables sont les « descendants directs des communautés néolithiques rurales », souvent reliées au monde méditerranéen de l’âge du bronze par le commerce des ressources métallurgiques. Du temps des légendaires rois de Rome (VIIIe-VIe siècle), elles semblent dominées par des aristocraties possédantes qui se distinguent par le luxe et le mode de vie, notamment les banquets où l’on boit du vin à la manière grecque, sans que le reste de la communauté soit structuré politiquement. Mais au terme de cette période, se forment des sociétés de guerriers égalitaires, dirigées par des chefs désignés, qui fourniront plus tard la base des cités. La technologie des armes de fer favorise la guerre, et à travers elle, l’organisation de peuples solidaires, établis sur les territoires qu’ils s’approprient. Dans ce contexte apparaissent des assemblées, sortes de sénats réunissant les grands propriétaires et les chefs des vieilles familles, où les Gaulois développent un art de l’éloquence salué par leurs contemporains romains. Bientôt se développera, en complément de ce conseil restreint, une assemblée générale des citoyens, le « conseil armé », convoqué par les magistrats. Ainsi, dès le IIIe siècle au plus tard, on retrouve bien en Gaule les trois institutions de base de la cité antique.

Cette structuration territoriale et politique de la Gaule est largement le produit des druides. Dépourvus de pouvoir, leur autorité réside dans leur science, ou en termes grecs, dans leur « philosophie ». Ce savoir est d’abord celui de prédire l’avenir, par l’interprétation des signes observables dans le ciel, les astres ; mais il se développe ensuite en une science physique et mathématique, associée à une connaissance des dieux et des cultes. À tous égards, les dépositaires de ce savoir « voient plus loin » que les autres hommes. Lorsque la Gaule se relie aux réseaux commerciaux de Méditerranée en vertu de ses ressources métallurgiques, ce sont encore eux qui, vraisemblablement, font office d’interprètes et d’intermédiaires avec les Étrusques, les Phéniciens, les Grecs… À leur contact, leur savoir s’enrichit encore de nouveaux savoirs techniques, qu’ils s’approprient et développent à leur tour. D’une manière générale, l’intégration de la Gaule au commerce méditerranéen complexifie largement la société, les infrastructures, la culture politique gauloises… mais les Grecs qui s’installent à Marseille découvrent aussi chez leurs partenaires, en particulier chez leurs druides, un goût partagé pour l’art oratoire et la science naturelle. Or, cette élite intellectuelle s’organise progressivement en « une communauté étendue à tout le pays, qui se réunissait chaque année ».

La construction de la communauté des druides est le résultat d’un processus indépendant des pouvoirs existants. À son terme, les druides présents au sein de tous les peuples envoient chaque année des représentants à une assemblée qui se tient près de Chartres, au centre de l’espace Gaulois, sous la présidence du plus éminent d’entre eux. À l’échelle locale, ce sont eux qui semblent avoir organisé les peuples en cités, en fédérant des tribus qui conservent leur identité, et en organisant des assemblées civiques permettant l’expression politique de la plèbe. Leur principal levier d’action, pour parvenir à ces fins, semble avoir été leur rôle d’éducateurs des enfants de l’élite politique et économique : si les élèves les plus brillants sont appelés à devenir druides, les autres appliquent l’enseignement des druides dans leurs activités civiles, à commencer par la géographie du pays. À tous, Gaulois du nord et du sud, des montagnes, des mers ou des plaines, ils inculquent aussi une culture commune. Dans ce sens, l’école druidique est le terreau de la république gauloise.

L’autorité des druides : du religieux au politique

Le savoir-faire religieux n’est donc ni le tout, ni même l’essentiel de la science druidique ; avant longtemps, ils n’en ont pas, non plus, le monopole. D’autres personnes conduisent les sacrifices, au cœur des religions anciennes, et c’est plutôt aux « devins » qu’il revient d’interpréter les signes à cette occasion. Dans ce domaine, l’apport des druides réside surtout dans l’invention d’une philosophie des dieux et du divin : une théologie. À côté des mythes chantés par les poètes (les bardes) et des lois sacrées mises en œuvre par les devins (qui officient auprès des magistrats), ils cultivent une science, fondée sur une approche rationnelle et analytique des faits divins. Dans ces conditions, ils développent une conception rigoureusement abstraite du divin. Bientôt, les sacerdoces traditionnels sont marginalisés avec leurs idées religieuses obscures, réduits à la fonction pratique de sacrificateurs et exclus de la divination réservée aux druides sous une forme astrologique. Quant au chant des bardes, plus émouvant et plus simple que la spéculation philosophique, mais utile pour célébrer l’ordre social, il est cantonné à un rôle limité et complémentaire. Il n’est plus question de louer des figures divines anthropomorphes. De même, les arts visuels se voient interdire les représentations figuratives au profit de la seule abstraction, à l’image de la théologie savante des druides. Le savoir divin devient ainsi leur domaine réservé.

L’interdit de l’image, qu’ils soutiennent aussi vigoureusement qu’ils protègent leur monopole de l’écriture, a en réalité plusieurs motivations. L’importation de céramiques et objets métalliques de conception grecque ou étrusque, qui essaiment notamment depuis Marseille, encourage d’abord le désir des chefs de se faire représenter à l’image des héros. Mais elle diffuse aussi dans le monde gaulois une représentation anthropomorphique des dieux, qui traduit la mythologie grecque et introduit des conceptions du divin contraires à la théologie spéculative des druides. Dès lors, au-delà de la pure et simple interdiction de la figuration, la rencontre avec les modèles grecs donne naissance à un art nouveau, original et hybride, au service de l’influence des druides. Les artistes adoptent les techniques nouvelles, dont ils ne retiennent que les éléments non figuratifs (la forme des objets, les couleurs, les motifs ornementaux), et ils développent un art des compositions géométriques. La Gaule druidique choisit ainsi l’art abstrait, meilleur support pour une théologie de philosophes, qui offre aussi d’autres perspectives aux recherches formelles des artisans aux ordres des druides. Poésie et musique étaient vraisemblablement au même régime.

Le contrôle des arts soutient l’institution d’une religion publique : des cultes permettant de mettre en scène la communauté et sa hiérarchie. Elle est organisée en miroir d’un panthéon de six divinités connues à travers leur « interprétation romaine », six forces présidant à autant de dimensions de la vie collective : Mercure (échanges), Apollon (soin et guérison), Mars (guerre), Jupiter (forces de la nature), Minerve (travaux manuels) et Dis Pater (lié aux cycles de vie et de mort). Les druides se font leurs prophètes, intermédiaires obligés de toute communication avec eux, et dirigent la mise en scène de leur culte. Les antiques devins deviennent leurs vicaires, chargés d’effectuer les gestes du sacrifice ; les bardes expriment leur action en musique. Cette dramaturgie se joue dans des théâtres d’une nouvelle espèce : des sanctuaires sur le modèle grec (du temenos), que les Gaulois découvrent lors de leurs expéditions coloniales et guerrières en Italie et en Grèce   . Elles se multiplient d’ailleurs au IIIe siècle, sous l’autorité des druides. Dès lors, ces sanctuaires de modèle grec deviennent de point de fixation des communautés politiques gauloises en cours d’institution.

La structuration politique de la Gaule

La structuration confédérale des populations de la future Gaule – déjà durablement établies sur un territoire enclos par les Pyrénées, les Alpes, le Rhin et les littoraux – est le produit d’un processus lent. Un premier ensemble – désignés par les Grecs comme « Celtique » – agrège les peuples intéressés par le commerce polarisé par Massalia (le nom de Keltas désigne des « associés »). L’appât du gain favorise ensuite un afflux de tribus qui se réunissent pour former les « Volques » (les « peuples ») de Toulouse et de Nîmes. Le dynamisme de ces communautés est tel qu’il provoque un mouvement de colonisation gauloise en Orient, dans le nord de l’Italie, en Bavière, en Anatolie… Au nord, les Belges, et à l’ouest, les Aquitains forment dès le IVe siècle les deux autres grands groupes qui composent la Gaule (Gallia). Le tout est divisé en quelques 80 peuples ou cités, qui se connaissent précisément et entretiennent entre eux des relations diplomatiques intenses, dans l’alliance comme dans la rivalité. L’organisation de ces liens politiques est l’œuvre des druides. Après avoir piloté l’élaboration d’une carte précise du territoire des Gaules, qui servira à la construction des premières infrastructures routières (améliorées ensuite par les Romains), eux-mêmes se sont dotés de leur propre organisation. Chaque année, au centre géométrique de l’espace gaulois, entre Orléans et Chartres, se réunit une assemblée de représentants désignés parmi les confréries de druides présentes dans chaque cité. Cette carte et cette assemblée seront, plus tard, les premiers instruments de l’organisation politique de la Gaule.

Avant cela, la nouvelle religion publique contrôlée par les druides est le ciment de la nouvelle « nation » gauloise : elle réunit les citoyens de tous les statuts sous l’autorité des druides, en contournant les hiérarchies traditionnelles mais sans les contester. À l’échelle des départements, les différentes « cités » (Éduens, Vénètes, Séquanes, Arvernes…) sont constituées par trois institutions de base analogues à celles des cités grecques et de Rome. Un Sénat réunissant les élites propriétaires et militaires détient l’autorité supérieure. Une assemblée générale réunit la plèbe, divisée en partis, protégée par des tribuns face à la noblesse, et répartie à l’échelle locale dans des circonscriptions territoriales à plusieurs niveaux (cantons, villages, familles). Au contraire de l’assemblée romaine, qui vote mais ne délibère pas, celle des travailleurs gaulois est bien un lieu de débat, parfois houleux. Enfin, au sommet de chaque cité, le pouvoir est exercé par des magistrats élus chaque année : en règle générale un gouvernant civil, coopté par le Sénat, et un chef militaire, élu par l’assemblée.

Mais l’organisation politique de la Gaule se distingue surtout par sa structure confédérale : à une plus large échelle, la réunion annuelle des députés des druides forme en effet une première « assemblée nationale » des peuples gaulois. Les attributions de cette institution confédérale sont immenses : elle arbitre les conflits entre cités et entre particuliers, elle promulgue un droit communautaire, elle contrôle l’élection des magistrats locaux et elle organise l’élection du président de la confédération   . Jusqu’au Ier s. av. n. è., cette assemblée des druides est d’abord une institution diplomatique ; mais face à la conquête romaine, elle donne son modèle à l’assemblée des guerriers confédérés qui, en 52 av. n. è., élisent Vercingétorix, à la fois titulaire du « principat national » et magistrat militaire confédéral.

Depuis plusieurs siècles déjà, l’assemblée générale des druides était par ailleurs doublée d’assemblées des chefs gaulois, dont la convocation et la réunion périodique était facilitée par l’efficace système de relais de poste mis en place pour l’assemblée religieuse. Au Ve siècle, une première coalition gauloise rassemblait les peuples « celtiques » autour du Berry ; au IIIe siècle, une autre confédération soudait la gaule « belgique ». L’annexion du sud-est de la Gaule (125-121 av. n. à.) par Rome ébranle l’assemblée générale des chefs gaulois, ce qui a pu favoriser son remplacement par l’assemblée des guerriers conçue sur le modèle de l’assemblée des druides.

Après les années 50 av. n. è. et la défaite militaire, la Gaule doit renoncer à la souveraineté. Son organisation politique explique cependant son sort singulier au sein du monde romain, à la fois très peu investie par les armées victorieuses et très vite intégrée par Rome : dotée d’infrastructures, d’institutions efficaces, de lois et de règlements établis, la Gaule se greffe aisément à l’empire de Rome. En un sens, César parachève l’unification politique de la nation gauloise sous un chef fédérateur, avant qu’Auguste ne pérennise cette construction en la plaçant sous l’égide de Rome en son nouveau centre, la capitale des Gaules romaines, Lyon.

À travers ce récit aussi audacieux que passionnant, Jean-Louis Brunaux n’offre pas seulement une image renouvelée de la Gaule. Il élargit de manière particulièrement stimulante les perspectives de la comparaison entre les modèles politiques antiques. Et il invite à reconsidérer le temps long de l’histoire nationale, pour mesurer avec nuances ce que les formes politiques de la France doivent (ou non) à l’invention de la Gaule.