L’histoire des sensibilités a gagné en puissance ces derniers temps. Christophe Granger et Sarah Rey retracent cette évolution de la recherche et présentent ses principaux résultats.

La notion de sensibilité a longtemps été ignorée, voire méprisée, ou en tout cas regardée comme suspecte par les chercheurs en sciences sociales. Depuis plusieurs décennies, cependant, elle trouve sa place et sa légitimité dans leurs questionnements. Plutôt que de demander « qu’est-ce que » la sensibilité, on s’inquiète à juste titre de la place qu’elle occupe dans les sociétés. Des anthropologues, des historiens, des sociologues et des philosophes ne cessent plus de l’évoquer, en parallèle de l’attention que lui portent la psychologie et les réflexions sur le développement personnel.

Dans cette Introduction à l’histoire des sensibilités, les historiens Christophe Granger et Sarah Rey reviennent sur cette évolution qui affecte en particulier leur discipline. Ils se sont penchés sur ce qu’il est convenu d’appeler l’affective turn, c’est-à-dire le souci renouvelé d’ouvrir l’histoire aux sensibilités, ce que divers auteurs avaient déjà entrepris avec la listening history ou l’histoire de nos oreilles, ou encore l’histoire culturelle. En vue de réunir des « repères » sur cette inflexion, ils tentent de clarifier la manière dont s’écrit l’histoire des sensibilités – plutôt que de la sensibilité, prise comme un tout. Ce choix repose tout d’abord sur le constat que c’est en prêtant attention à des faits multiples et singuliers qu’on peut voir émerger la formation sociale des sensibilités, la transformation des idées qu’on s’en fait, ou l’évolution de l’éducation à leur sujet.

Ce thème des sensibilités recouvre deux enjeux majeurs. Il s’agit d’une part de réfléchir aux conditions de possibilité de l’écriture d’une telle histoire, dans le respect de la scientificité. D’autre part, il s’agit d’esquisser les contours de cette histoire, dont les grands chapitres examinent le devenir de l’amour, des larmes, de la peur, ou de la mort – pour évoquer quelques objets se trouvant soumis à interrogation. Cette histoire part en effet du principe que les sociétés passées peuvent sans nul doute être observées, à l’instar des sociétés présentes, du point de vue du sensible, en portant le regard vers « l’amitié, la haine, les jeux du regard, l’odorat, la douleur, l’ennui, le beau et le monstrueux ». On peut ainsi faire le pari de se pencher sur les manières dont jadis on pleurait ou on riait.

Une approche complexe

La démarche est complexe, parce qu’elle vise aussi bien à rendre compte de la manière dont est élaborée cette histoire, qu’à montrer comment la « sensibilité » renvoie à des histoires. Les deux niveaux d’analyse se recoupent évidemment, de sorte qu’il faut distinguer rétrospectivement la construction d’une histoire dans des traditions différentes et la formulation d’objets à étudier. Il faut donc à la fois déployer une épistémologie presque locale et montrer comment se sont donnés à entendre la puanteur attribuée au pauvre, les hiérarchies de l’audition, mais aussi les différences entre la sensation, les sentiments, les émotions et les modalités du ressenti.

Les auteurs résument ce point en écrivant : « quelle sorte d’histoire écrit-on quand on doit concilier le souci de faire sentir et celui de faire science ? » C’est d’ailleurs pour affiner leur double position qu’ils se demandent d’abord d’où vient ce souci chez les historiens, et comment il a pris forme, en donnant forme à cette histoire.

En restituant la façon dont les sensibilités sont devenues objet de démarche scientifique, ce sont plusieurs registres qui se font jour. Il y a certes une différence entre le questionnement autour des sens, des émotions, voire des passions, et la formulation d’une histoire. Comment restituer les engagements affectifs des individus dans une société donnée ? Les textes renseignent-ils ces questions, s’agissant de sociétés anciennes dont les représentants ne peuvent être interrogés ? Suffit-il de regarder de près les tragédies anciennes pour saisir la dimension sensible d’une population ? Que faire des récits anciens qui ne rechignent pas à explorer le domaine des sentiments et des états d’âme, mais qui le font selon des perspectives et des logiques littéraires qui ne sont plus les nôtres ? A cela s’ajoute le fait que l’intérêt des différents auteurs qui interrogent le passé est nécessairement différent, puisque certains pratiquent plus le récit que l'histoire, tandis que d'autres soumettent l’histoire à la théologie et que d'autres encore s'efforcent d'établir des parallèles scientifiques avec les sciences « dures ». De surcroît, parlons-nous toujours de la même chose lorsque l’on met en œuvre un usage moral du sensible ou un usage spécifique de ce dernier, voire au sein d’une conception universelle de la nature humaine ?

Un point de bascule ?

C’est au XVIIIe siècle que des historiens font des sens et des sentiments de véritables objets d’histoire. Mais c’est au prix d’une extension des significations du terme « sensible ». Jusqu’à la Renaissance, en effet, le terme renvoie avant tout aux sensations et à la part physique des émotions. Aujourd’hui, le terme, en s’imposant dans les différents champs du savoir et des pratiques artistiques, rompt avec l’approche platonicienne. S’esquisse alors une tout autre dimension qui est devenue la nôtre.

Devenue une aptitude positive à s’émouvoir, une disposition aux sentiments, un état d’éveil aux choses sensibles, la sensibilité entre dans un registre de pensée qui fluctue entre une dimension universelle abstraite et une dimension locale. Si Karl Marx prétend que l’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité, les projets d’histoire globale de chaque culture cherchent plutôt à restituer la forme d’ensemble d’une civilisation, le principe d’une société, la signification commune à tous les phénomènes d’une période, ou la loi qui rend compte de leur cohésion.

Progressivement, ce ne sont d’ailleurs plus les sens et sentiments qui viennent au jour, mais les individus qui les activent. Les études de la forme « concert », très occidentale, ont permis de saisir les lieux et les circonstances de l’exécution musicale, mais aussi les traces des comportements des auditeurs. Il en va de même des spectateurs dans le domaine de la peinture. Ou davantage encore, de l'étude des différences de rapports entre auditeurs et spectateurs d’une culture à une autre.

Ce même point de bascule finit par introduire de nouvelles réflexions sur les sensibilités. Pour les anthropologues, il s’agit de ne pas rapporter le sensible à une « nature humaine ». Les ethnologues, marqués d’abord au sceau de la notion d’état de nature, s’en détachent quant à eux progressivement, pour observer plus attentivement les « autres » sociétés, et ce qu’on a appelé longtemps les « mentalités », avant de rectifier ce concept. Les historiens introduisent la dimension des usages particuliers dans les recherches. Des histoires sensibles des peuples se dégagent, alors même que des savants se lancent en direction d’une science sociale ouverte aux affects. Et lorsque les « sciences de la culture » se constituent, l’explication de la diversité des sensations et des émotions récuse le recours aux mécanismes naturels au profit des facteurs culturels. On retrouve, égrenés au fil des chapitres, les noms des chercheurs essentiels dans ces démarches, la bibliographie rassemblant en outre des contributions destinées à éclairer les données mobilisées dans l’ouvrage.

Mutation philosophique

Les auteurs expliquent fort bien les efforts théoriques, notamment philosophiques, qui ont été nécessaires afin de constituer ces histoires des sensibilités. Tant qu’on reste pris dans des conceptualisations dualistes, dans lesquelles le corps et par extension les sens sont déniés, il est tout à fait impossible de les élaborer. Il est tout aussi impossible de saisir la richesse des déploiements sensibles au prisme d’approches mécanistes : celles qui renvoient le sensible à des influence mécaniques ou chimiques, d’autant que ces options se complètent d’une hiérarchie entre les sens supérieurs et les sens inférieurs. Après la rupture opérée par des philosophes du XIXe siècle (Marx, Nietzche), marqués en particulier par la domination de Kant, il devient clair que les sens sont eux-aussi susceptibles de varier dans le temps et dans l’espace des sociétés. Après ce tournant, ils seront même reconnus parmi les témoins majeurs des dominations sociales et économiques.

Ainsi émergent les grandes études sur l’histoire du regard, la diversité des manières de voir, de ce qui est vu et non vu, des visibles, etc. Avec le voir arrive rapidement le son. On peut désormais reconstituer des paysages sonores afin de comprendre, par exemple, la préhistoire des sens dans les grottes paléolithiques ou la place symbolique et l’emprise sensorielle des cloches dans les campagnes du XIXe siècle. Mais on saisit aussi l’enjeu que représentent les odeurs dans les vies humains sociales.

Ce qui ressort avec bonheur de la lecture de ces pages, c’est l’idée selon laquelle les sensibilités ont une part décisive dans la mise en ordre des mondes sociaux. C'est d’autant plus vrai qu’à côté des sens, se tiennent les états affectifs, les sentiments divers (à l’égard des enfants, de la famille, des conjoints), les rires, les larmes, les peurs, les haines, les douleurs, etc.

Il faut encore ménager une place aux émotions politiques, qui constituent une part centrale de la vie humaine. Aussi les historiens ont-ils pris pour objet des périodes historiques qui ont été fécondes en modèles de gouvernement par les émotions. Cette thématique, d’ailleurs, fait désormais l’objet de recherches universitaires appuyées sur des noms connus : Kantorowicz, Offerlé, Corbin et tant d’autres. Leurs travaux s’intéressent aux mobilisations politiques, aux révoltes et aux indignations publiques et collectives, depuis la lutte contre les violences belges au Congo sous le roi Léopold II, jusqu'à celle des Gilets jaunes, appréhendées au filtre de leurs signes sensibles.