Dans un livre passionnant et addictif, Grégoire Bouillier découvre tous les cadavres que recouvre la grande obsession de Monet : peindre des nymphéas.
Tout part, apparemment, d’un malaise éprouvé par l’auteur devant Les Nymphéas de Monet exposés au musée de l’Orangerie :
« J’ai été pris de vertige, d’angoisse. Je me suis senti terriblement oppressé. Cela a été immédiat. Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. Ce n’était pas du tout prévu. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. […] J’ai bien conscience que les mots malaise, angoisse, morbide et funèbre ne font pas partie du vocabulaire que l’on associe ordinairement à Monet. J’ai bien conscience qu’un jardin, espace par définition à ciel ouvert, qui plus est peint par un artiste célèbre pour avoir sorti la peinture de l’atelier et l’avoir amenée au grand air, ne devrait pas causer des sensations d’oppression et d’enfermement. »
Il envoie donc le détective Bmore, le double qu’il a créé dans Le cœur ne cède pas (2022), chercher les raisons de son « syndrome de l’Orangerie ». Il n’arrive pas à convaincre son assistante Penny que les 432 tableaux de nymphéas peints par Monet sont « une méditation sur la mort ». Dans le « prologue », Penny voulait engager une stagiaire à la Bmore & Investigations, qui avait si bien travaillé dans l’enquête sur Marcelle Pichon parue en 2022. Pauline T a toutes les compétences requises pour un nouveau travail littéraire visant à épuiser un fait divers :
« En 2019, elle a élucidé l’énigme qui, page 96, préoccupe Modiano dans son livre Livret de famille : le nom du village “se finissant en euil” dont [sic] il ne parvient plus à se rappeler serait Auneuil dans l’Oise. Elle a transmis l’info à Modiano mais il n’a pas donné suite. Ni merci ni rien. En 2021, elle a aussi mené une enquête perécienne sur la possibilité de traverser Paris du nord au sud en n’empruntant que des rues dont le nom ne contient pas la lettre “e”. »
De l’utilité de « vroumer »
Les fleurs de Monet recouvrent le cadavre de son fils, celui de sa femme et ceux de tous les morts de la Première Guerre mondiale, au moins :
« Certes dans nymphéa, il y a le mot hymne ; mais ce n’est pas celui qu’on croit. […] Ce que Monet a enterré dans ses Grands Panneaux, ce sont […] les neuf millions de morts de la Première Guerre mondiale, dont un million et demi de Français. Dont ses amis Octave Mirbeau et Bazille. Dont Apollinaire, Alain-Fournier, Charles Péguy et tous les autres tombés au front, célèbres ou anonymes. Ce qui fait un paquet de monde. Ce qui fait énormément de nymphéas. Ce qui fait des Grands Panneaux un tombeau pour neuf millions de soldats. Côté scène de crime, on est servi. Passés au Luminol, les Nymphéas s’illumineraient comme un sapin de Noël. Dans le genre fait divers, la guerre est le plus monstrueux. »
Pour mener son enquête, passionnée et passionnante, intelligente et instructive, drôle et provocatrice, pleine de digressions et de parenthèses dans lesquelles le lecteur le suit, étourdi et émerveillé, l’auteur décide de « vroumer ». Mot-valise et néologisme, le verbe condense l’action de zoomer comme dans le film Blow-Up d’Antonioni, qu’il a revu quelques jours avant sur Arte, en faisant vrombir le sens de tous les détails. Penny résiste :
« Elle sait bien que Daniel Arasse plaidait pour une lecture rapprochée de la peinture, mais là, vous poussez loin le zoom. Vous poussez carrément mémé dans les Nymphéas. »
Démesure de l’enquête, immense plaisir de la lecture
Regardant attentivement Camille sur son lit de mort, tableau impressionnant dans lequel Monet a peint sa première épouse, Camille Doncieux, qui fut aussi son modèle préféré, l’auteur remarque que l’artiste a ensuite renoncé à peindre la figure humaine pour se lancer dans ses fameuses séries : peupliers, meules, vues de la cathédrale de Rouen notamment. Il lit tout sur la vie de Monet, sa peinture, ses amours. Il cite ses lettres, il analyse ce que veut dire regarder un tableau, à partir de sa culture, immense et multiforme, de sa pratique de peintre (dans une autre vie). Il cherche dans les livres, dans les tableaux, sur internet, il associe, il réfléchit, il nous entraîne, non sans autodérision et drôlerie, dans sa démonstration. Par exemple, il s’arrête sur un extrait fameux du Journal de Kafka (qui note, le 2 août 1914 : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine »), pour en donner un magnifique commentaire qui vaut pour un art poétique de cette œuvre, et sans doute de toute son œuvre.
Il y a des morceaux de bravoure, comme cette description d’une visite à Giverny entremêlée à celle, trois jours plus tôt, du camp d’Auschwitz-Birkenau. C’est brillant, déprimant, hallucinant, intelligent, un moment inouï de littérature, comme quand, dans Le Dossier M, l’annonce du décès de sa mère se mêlait à la musique de Richard Wagner à la radio. Il critique la « grossophobie » qui domine le monde de la critique littéraire et qui vise les livres mal calibrés pour faire de bons prix littéraires, ce qui en dit long sur la paresse et le manque d’audace et de vision des lecteurs de tout poil.
Refusant le ton solennel, les facilités romanesques, la résolution des conflits, la lumière enfin faite sur les opacités du monde et les nôtres, Grégoire Bouillier nous propose une aventure de lecture exceptionnelle, dans ce qui est peut-être son meilleur livre (mais c’est ce qu’on a envie d’écrire à chaque fois qu’il en fait paraître un nouveau…), et sans aucun doute l’un des plus intéressants et réussis de cette rentrée littéraire.