L’auteure montre avec finesse comment le roman, genre d’abord suspect aux yeux de l’Église, devint au XIXe siècle un moyen de seconder la pastorale populaire, en le renouvelant en profondeur
Le roman est un genre littéraire suspect aux yeux de l’Église au XIXe siècle. En effet, si le thème du roman corrupteur accompagne l’histoire du genre, il prend une dimension particulière à cette période. Auparavant, on s’inquiétait surtout de l’influence de la lecture de romans sur l’imagination des jeunes filles, mais dès le milieu du siècle, on double l’argument moral d’un argument politique. Le roman est réputé avoir une influence sociopolitique. Les personnages de roman, « se lancent dans la bataille sociale et bouleversent l’ordre installé par l’Ancien Régime. Détaché de tout substrat religieux, [le roman] va chercher les règles de son fonctionnement au cœur de la cité et remplace l’atemporalité religieuse par le spectacle d’une destinée individuelle rythmée par les battements du cœur social : il fait entrer l’homme dans l’histoire et lui rend la maîtrise de son destin ».
Le roman semble alors inviter à la constitution d’un idéal politique et laïque, postrévolutionnaire, peu en accord avec ce que soutient l’Église. Le roman moderne, déjà accusé de corrompre les mœurs et de dépeindre le vice, détournerait le chrétien de sa foi et subvertirait l’ordre social. On pourrait dire qu’à cette époque, l’Église reproche au roman de mettre au jour la « mobilité sociale ». C'est contre cette tendance que l'Église lance une croisade littéraire, qui débouchera finalement, par détournement de l'arme de l'adversaire, sur l'invention d'un nouveau genre : le roman catholique.
La critique catholique du roman au XIXe siècle
En réaction au danger que représente pour lui la lecture de romans, le monde catholique oppose d’abord la censure. Il s’agit d’encadrer les lectures des chrétiens. Sont ainsi mis à l’index en 1863-1864 Dumas, Sand, Hugo, Stendhal, Balzac, Flaubert. Mais la censure n’est pas la seule réponse, le monde catholique se lance dans ce que l’auteure appelle la « gestion moderne du livre ». En effet, pour contrôler plus efficacement la lecture des romans, l’Église met en place des conseils de lecture que les journaux chrétiens prodiguent à leurs lecteurs. La librairie catholique a également joué un grand rôle dans l’invention de la littérature de jeunesse. Le roman du monde catholique est « le roman prédicant » massivement publié, qui, selon les mots de l’auteure, « constitue un avatar du livre pieux et illustre une mutation majeure de la littérature d’édification ». Conformément à la volonté de la Réforme catholique, le livre pieux est destiné au fidèle laïc qui, ainsi, lui servira à moraliser sa vie. Cette volonté de moralisation passe par une série d'ouvrages adaptés à des publics spécifiques, en particulier les femmes et les enfants.
Le passage du livre pieux au genre de la « vie de jeune fille » procède alors « d’un accommodement des vertus chrétiennes à l’existence dans le monde. Avec ce type de récit, on quitte le domaine du merveilleux chrétien pour rejoindre une écriture du témoignage. Le souci de vraisemblance, de ce qu’on pourrait analyser comme une forme de « proto-réalisme », représente une phase de transition de l’écriture religieuse. Sans abandonner complètement le principe de la vie de saint, les récits se rapprochent de l’expérience du quotidien. Pourtant, même si ce mouvement traduit une évolution de la poétique du livre religieux, il reste néanmoins dicté par des besoins édifiants : la vraisemblance permet l’identification de la lectrice nécessaire au fonctionnement d’une pédagogie du « bon exemple ». »
Le « bon exemple » que représente la « vie de jeune fille » propose un modèle plus modeste, et donc plus abordable. Contrairement au modèle de l’Imitation, où la vie de saint apparaît comme l’idéal vers lequel il faut tendre pour tenter d’accéder à la sainteté, il ne s’agit plus pour le lecteur de s’élever vers une morale sublime. C’est plutôt le livre qui se met à la hauteur de celle ou celui qui le lit. Autrement dit, « la « vie de jeune fille » substitue au modèle vertical de l’élévation, le mouvement horizontal des « vertus ordinaires ». » L’auteure étudie d’ailleurs assez précisément certaines de ces « vies de jeune fille » et y observe « le passage du roman catholique édifiant et spiritualiste au roman moral », qui s’incarne dans le « réalisme domestique ». Le couvent et la seule pratique religieuse sont ainsi délaissés au profit des soins du foyer.
L’auteure analyse un autre genre d’écriture qui naît à cette période : le récit de conversion. Ce dernier semble davantage correspondre aux attentes des lecteurs que le livre d’édification et offre à l’Église le moyen d’adopter une forme de modernité tout en contrant les discours positivistes. Comme le dit l’auteure, « la récupération des « récits de convertis » sert les desseins d’une Église consciente de ne pas parler leur langage. »
C’est à la querelle du gaumisme, au milieu du siècle, que remonte sans doute l’apparition de ce qu’on peut appeler la « littérature catholique ». Suite à la promulgation de la loi Falloux sur la liberté d’enseignement, l’abbé de Gaume publie un pamphlet. Le rétablissement d’un enseignement confessionnel implique en effet de savoir quelle littérature catholique mettre officiellement au programme dans les établissements catholiques. Gaume critique les ravages de la culture antique dans l’éducation laïque et appelle à la définition d’un corpus classique sur lequel puisse reposer l’esthétique chrétienne. Un tel programme va diviser les catholiques. Si parmi eux, les libéraux s’accommodent de l’idéalisme romantique, les intégraux font le « choix d’une esthétique négative qui, en excluant le Beau antique, va désormais devoir se trouver d’autres modèles ».
Avec le gaumisme, l’imitation du modèle antique est un critère désormais remis en question. Cette imitation était alors perçue comme « l’intrusion de la culture païenne dans le moule chrétien de l’esthétique nationale ». Autrement dit, pour certains catholiques, « l’Antiquité relève désormais du domaine de l’erreur, et son imitation de la perversion d’un modèle français dont la spécificité nationale devrait reposer sur la religion catholique ». Les partisans de l’abbé de Gaume ne voient plus de continuité entre tradition antique et tradition catholique, car, pour eux, « la Renaissance participe de l’intrusion du paganisme dans la civilisation chrétienne. Tandis que le Moyen Âge est considéré comme une période où le catholicisme s’épanouit au point de vue des arts, la Renaissance est cette époque pernicieuse qui introduit les idées païennes dans l’ère culturelle jusque-là chrétienne. Selon Gaume, l’humanisme porte le germe d’un athéisme qui trouvera sa pleine réalisation au XVIIIe siècle dans la philosophie des Lumières. » Le monde catholique du milieu du XIXe siècle, conscient du danger que représente le roman, réagit pour en limiter les effets qu’il estime nuisibles, par l’interdiction, le conseil et la production de genres renouvelés qui doivent correspondre aux attentes de son lectorat. Mais il lui reste encore à trouver une forme littéraire qui soit, d’une part, profondément et audacieusement chrétienne (pour satisfaire aux exigences du gaumisme), et d’autre part, résolument moderne pour convenir à ses lecteurs.
Pour un nouveau roman catholique
Si le monde catholique essaie de se protéger contre ce qu’il juge être une mauvaise littérature, il cherche, explicitement depuis le gaumisme, ce qui devra être le « bon » livre catholique : « un roman honnête, cousin du livre de piété, qui puisse concurrencer le roman contemporain et dont la fonction est de seconder efficacement la pastorale populaire ». L’auteure analyse alors précisément les trois auteurs que la postérité retiendra comme l’origine du roman catholique : Barbey d’Aurevilly, Bloy et Huysmans. Leur point commun tient à ce que « contrairement à celle du « prophète romantique », leur parole se situe à rebours du sacerdoce laïque de l’artiste. Ils ne cherchent pas à inventer une nouvelle forme de pouvoir spirituel, leur but est de faire renouer l’art avec la religion instituée. Loin du flou confessionnel qui caractérisait l’essor des nouvelles religions romantiques, ils cultivent une identité catholique intransigeante qu’il leur faut justifier ».
Ces trois auteurs partagent une violente critique du style sulpicien, c’est-à-dire de l’industrie d’objets religieux qui s’est développé au XIXe siècle dans le quartier Saint-Sulpice à Paris. Huysmans écrit ainsi, à propos des artefacts produits par les officines du lieu : « la laideur, l’atechnie, l’inart, dès qu’ils s’appliquent à Jésus, deviennent fatalement, pour l’homme qui les commet, un sacrilège ». L’auteure explique que pour Bloy, « [l]a dévotion débouche sur une idolâtrie qui fait retourner la foi au culte primitif des images. Si la dimension pédagogique de son esthétique donne forme et sentiment aux personnages de la Bible afin de toucher plus facilement les foules, ce vérisme est considéré comme blasphématoire. Il explique Dieu par sa créature et transforme les attributs divins en attributs humains ». Pour lui, en effet, cette conception de l’art est contraire à la conception médiévale de la spiritualité. Elle s’inscrit dans un contexte où, en particulier à partir de la Renaissance, tendent à disparaître les idéalités de la peinture médiévale au profit de la représentation matérielle du corps humain.
Pour Huysmans et Bloy, la littérature catholique se complaît dans un style pieux et refuse le roman moderne, le seul à être capable de la réformer. Cette tendance participe à leurs yeux d’une « féminisation » de l’Église au XIXe siècle (à propos de laquelle l’auteure renvoie aux analyses de Claude Langlois). Ils cherchent alors une troisième voie entre un réalisme qualifié par certains de pornographique et des beaux sentiments stigmatisés comme du bégueulisme, c’est-à-dire « une littérature virile ménageant la pudeur du monde catholique tout en s’autorisant la fermeté d’une position artiste, une littérature qui soit à la fois audacieuse et modeste ». En effet, au XIXe siècle, on constate que les hommes commencent progressivement à déserter les églises. Ils sont les premiers à être touchés par la déchristianisation. Autrement dit, « ce qu’on considère comme le produit d’une féminisation correspond bien plutôt à une désertion de la part de l’auditoire masculin. Cet abandon progressif alimente le fantasme d’une déperdition des forces viriles : toute une métaphore de l’impuissance vient s’interposer entre l’homme et la pratique religieuse. » Par corrélation, la dévotion masculine passe pour de la bêtise et de l’aveuglement, car le monde religieux, du fait de son éloignement vis-à-vis des Lumières, est jugé maintenir ses ouailles dans l’ignorance. Dans leurs romans, Bloy et Huysmans montrent comment la pratique religieuse freine à la fois l’évolution sociale et le développement de l'art religieux au sein du monde catholique, en particulier grâce au personnage de la dévote. Pour Bloy, « elle incarne cette vertu hypocrite et démonstrative qui caractérise le sentimentalisme du XIXème siècle. Le personnage de la dévote dans le roman catholique constitue un aveu d’échec. Il est le fruit de l’évolution d’une spiritualité qui n’a pas su se convertir à une religiosité intelligente ». Le personnage féminin de la sainte, comme en contrepoint, hante de fait les romans des écrivains catholiques. La femme constitue un personnage bivalent : à la fois incarnation de la recherche de la perfection spirituelle et « repoussoir d’une évolution sociale qui a enfermé la pratique de la piété dans une dévotion bête ».
Cette confiscation de la pratique religieuse par les femmes, pour qui la dévotion reste preuve de vertu, contraste avec la morale républicaine qui inculque aux hommes les valeurs masculines de liberté de conscience et les éloigne du culte. Les romanciers catholiques veulent ainsi inventer une dévotion virile. Comme l’analyse avec une grande pertinence l’auteure, « la violence de Léon Bloy contre les tièdes et son intransigeance forcenée font partie de l’invention d’une figure qui transfère les vertus républicaines de virilité dans les champs de la littérature religieuse. Pour lutter contre l’emprise idéologique des idées modernes comme pour compenser l’affaiblissement de la morale chrétienne, Bloy veut inventer une figure de chrétien viril. L’imaginaire de la croisade s’impose comme une manière de concilier combat et dévotion. […] Pour Bloy, l’évolution du christianisme le porte vers un affaiblissement. En cela, il partage l’avis de Huysmans : le monde catholique se complaît dans les vertus de douceur et de charité qui l’entraînent vers une passivité néfaste. »
Les écrivains catholiques donnent ainsi une nouvelle forme au roman, et s’opposent, dans la deuxième partie du XIXe siècle, aux conceptions réalistes et naturalistes du genre. Le roman catholique reprend les cadres du roman naturaliste, mais les modifient en profondeur : il prend comme personnage l’aristocrate plutôt que le personnage populaire, il choisit une forme d’héroïsme contre la vie ordinaire. Et surtout, il prône l’impuissance et l’inaction, à l’inverse des romans réalistes et naturalistes, ce qui a pour conséquence, comme le dit l’auteure, que « l’action qui fait avancer la mécanique romanesque est dès lors remplacée par la Passion. Ainsi, le roman catholique accouche d’une nouvelle forme d’héroïsme, l’héroïsme de l’impuissance ». Elle fait également remarquer que « si le roman réaliste engageait ses protagonistes dans une guerre sociale qui reproduisait l’affrontement épique, l’obstacle du roman catholique est tout intérieur ».
Ainsi, en renversant les codes du roman majoritaire de l’époque, le roman catholique subvertit ses valeurs et son champ d’action en quittant la compétition sociale pour la lutte intérieure. Les raisons de ces métamorphoses sont brillamment expliquées par l’auteure, qui joint à une réflexion générale argumentée des analyses textuelles précises et convaincantes sur lesquelles nous n’avons guère la place de nous étendre, mais qui illustrent efficacement la pertinence des thèses qu’elle avance.