Après le succès de « Blizzard » (2021), Marie Vingtras revient avec un roman polyphonique qui explore les souffrances et les secrets de l’Amérique profonde.

Passionnée par la littérature américaine, Marie Vingtras invente la petite ville de Mercy, nom choisi sans doute par antiphrase, car ses habitants sont bien ces « âmes féroces » annoncées dans le titre. C’est là qu’est retrouvé le corps de Leo, jeune fille de dix-sept ans, au milieu des iris sauvages, près du pilier d’un pont. Avant cette découverte qui ouvre le premier chapitre, « Printemps », figure un texte bref et mystérieux, une sorte de prologue qui annonce la couleur – grise – et la profondeur des faux-semblants :

« Ici la nuit est belle. […] Elle avance de tache de lumière en tache de lumière et, de l’une à l’autre, elle disparaît presque entièrement. Elle est alors exactement ce qu’elle paraît être : la fille qui glisse le long des murs, calme, discrète. La fille qui s’efface, la fille qu’on oublie. […] Elle était là hier, elle sera là demain, se disent-ils, parce qu’ici rien ne change, c’est ce qui fait tout le charme de cette ville. Pourtant personne ne voit à quel point cette fille frémit. »

Une construction soignée : quatre saisons pour une polyphonie

Comme dans son premier roman, qui s’ouvrait sur une disparition dans la neige et juxtaposait les monologues intérieurs des différents personnages, l’auteure construit son enquête en suivant la succession des saisons, du printemps à l’hiver, et en donnant la parole à quatre personnages qui éclairent les raisons de la découverte de ce corps le 26 avril 2017.

« La date restera gravée dans ma mémoire, à moins qu’elle ne soit chassée par une autre date, pire encore. Avec le genre humain, on n’est jamais sûr de rien. » C’est ainsi que Lauren, la shérif homosexuelle de cette petite ville, commente cet assassinat. Elle vit avec Janis, victime de la violence de son mari jaloux, qui l’a brûlée pour imposer sa puissance. Plus généralement, le patriarcat règne encore sur cette société et s’impose avec le personnage du maire, qui veut faire nommer shérif l’adjoint de Lauren, Sean, un homme violent, misogyne et homophobe qui croit trouver le coupable du meurtre de Leo, sans s’encombrer de scrupules légalistes.

Le chapitre « Été » nous fait entendre la voix de Benjamin, professeur de français de Leo, dont on apprendra qu’il fut un écrivain à succès, friand de jeunes lycéennes, ce qui en fait le coupable idéal. « Qu’est-ce que c’était cette ville dont les habitants détestaient à ce point la littérature ? », se demande cet intellectuel new-yorkais, exilé par sa mère à Mercy. « Automne » donne la parole à Emmy, qui fut la meilleure amie de Leo, avant que leurs relations ne se dégradent, sans raisons apparentes. Elle est la fille du directeur de la banque locale, et ses parents étaient de proches amis de ceux de Leo, quand elles étaient encore toutes petites. C’est à Seth, le père de Leo, dont la femme est repartie dans son Italie natale, que revient le dernier chapitre, « Hiver », qui souligne tout ce que peut dissimuler la bienveillance des voisins et des voisines, toujours trop tardive quand le malheur a frappé depuis si longtemps sans émouvoir personne.

Secrets et mensonges

La succession des saisons permet de faire la part belle aux paysages et aux variations météorologiques. Mais c’est l’hiver des cœurs qui semble l’emporter parmi tous ces personnages qui dissimulent leurs secrets et leurs bassesses comme leurs espoirs et leurs désillusions. La mère d’Emmy, native du Kentucky, est une des figures les plus déplaisantes et les plus ridicules de ce roman qui explore la nature humaine et en éclaire toutes les zones d’ombre :

« Un spécimen, ma mère. Je pense qu’elle a été rejetée par son peuple d’extraterrestres, elle les a usés et ils l’ont foutue dehors. Tiens, va pourrir la vie de quelqu’un d’autre et surtout ne reviens jamais. Elle a bien bossé depuis. Personne la ramène quand elle est dans les parages parce que Vicky Ellis, c’est un programme en soi, pas besoin d’aller au cinéma. »

Tout l’art de Marie Vingtras consiste à faire entendre la singularité de chacune de ces quatre voix dans des monologues intérieurs où affleurent des souvenirs, des sensations, des non-dits, des secrets, qui permettent au lecteur de comprendre peu à peu comment Leo est morte et combien le monde est désespérant et ne tourne pas rond. L’annonce d’une grossesse, pourtant peu probable, fait cependant l’effet d’une lueur annonçant la possibilité de vivre enfin sa vie…