Une lecture originale de Marx qui donne une réponse positive à la question de savoir si l’analyse des pratiques langagières est nécessaire à la critique des sociétés dans une visée émancipatrice.
Issu de sa thèse de doctorat écrite sous la direction de Stéphane Haber et soutenue à l’Université Paris-Nanterre en 2022, ce livre défend l’idée que l’étude des pratiques langagières doit être partie intégrante de l’étude des sociétés. Rien d’étonnant à cela, mais l’objectif de cette réflexion est de mobiliser les forces inhérentes aux pratiques langagières dans une optique de libération de la société soumise au capitalisme. Il s’agit là d’une lecture incontournable pour tous ceux qui ont l’habitude de fréquenter les écrits de Marx et qui sont curieux de découvrir une approche peu commune de son œuvre. Or la lecture du travail de Juliette Farjat, désormais professeure agrégée de philosophie en classes préparatoires, est enrichissante pour toute personne qui s’interroge sur le développement de notre société face aux technologies en lien direct avec le langage, comme les réseaux de neurones artificiels utilisés dans l’apprentissage automatique.
Marx penseur du langage ?
Si Marx attaque de manière virulente, dans l’un des passages les plus célèbres de L’Idéologie allemande, la philosophie en constatant que « [l]e problème : descendre du monde des idées dans le monde réel, se ramène au problème : passer du langage à la vie », le fait de s’intéresser à la pensée du langage chez Marx peut paraître osé. Il est alors étonnant de se retrouver face à une lecture qui fait le pari contraire, qui s’efforce donc de montrer que, dans les écrits mêmes de Marx, le langage est effectivement pensé comme une puissance de changement de la vie sociale, malgré l’importance que Marx accorde au travail et à l’économie. Juliette Farjat n’est certes pas la toute première à s’intéresser à ce genre de questions (voir au sujet d’une théorie marxiste du langage, par exemple, les travaux de Jean-Louis Houbedine, de Jean-Jacques Lecercle ou de Raymond Williams), mais il s’agit malgré tout d’un champ peu fréquenté dans les études marxiennes. Rien que pour cela, la lecture de ce livre mérite d’être entreprise.
En effet, dans les écrits de Marx, la relation entre critique des discours et critique de la réalité est manifeste. Ainsi, Marx ne cesse de critiquer le style des Jeunes hégéliens. Or Juliette Farjat va au-delà de la critique explicite du langage que l’on peut identifier dans les écrits marxiens pour proposer une approche du langage en tant que pratique sociale. Pour ce faire, elle mobilise deux concepts, celui d’idéologie et celui d’aliénation, que Marx n’associe pas directement au langage. Elle soutient que le concept d’aliénation permet de critiquer le rôle que jouent les pratiques langagières dans la société capitaliste. Le concept d’idéologie, en revanche, peut ouvrir la voie à une critique du langage qui domine cette même société. On le voit bien, Juliette Farjat ne s’intéresse pas aux mots, mais à l’usage que l’on en fait.
Le langage aliéné
Que peut-on tirer d’une association du concept marxien d’aliénation dans un débat qui concerne le rôle du langage dans une société donnée ? Selon Juliette Farjat, l’aliénation est justement ce qui fait que le langage est privé de son caractère médiateur, c’est-à-dire de son pouvoir de mise en relation de l’individu au monde et des individus entre eux. Le langage aliéné contribue à rendre impossible ce genre de relation : il s’identifie à un langage réduit au caractère de marchandise. L’échange est limité à son exploitabilité économique, ce qui efface tout caractère subversif possible du langage. Même chez Marx, le langage est constitutif de la conscience. Il s’ensuit que l’aliénation ne concerne pas seulement notre activité langagière, mais aussi notre faculté de parler elle-même : nous sommes aliénés de nous-mêmes, car le langage aliéné nous empêche d’exprimer ce que nous souhaitons exprimer.
La question de la pratique langagière amène Juliette Farjat à Wittgenstein. Dans une optique marxienne, ce qui l’intéresse, c’est moins le souci d’exactitude et de clarté qui motive l’étude de la pratique langagière chez Wittgenstein que la dimension inventive et productrice d’une telle pratique. Certes, Wittgenstein et Marx valorisent tous les deux le contexte dans lequel une pratique langagière prend place ; mais le souci critique, la question des effets sociaux de ces pratiques langagières, conduit Juliette Farjat à valoriser le caractère multidimensionnel du langage là où, dans la tradition wittgensteinienne, on aurait tendance à valoriser l’univocité. Elle mobilise alors les concepts de polyphonie et de dialogie pour décrire un autre rapport au langage, à savoir un rapport qui valorise des pratiques langagières non exclusives possédant un caractère hétérogène, voire antagoniste, et surtout réflexif.
Philosophie du langage et philosophie critique
Juliette Farjat souligne que la théorie critique et la philosophie sociale ne se sont pas encore assez intéressées à la philosophie du langage, alors que toute pratique sociale est, d’une manière ou d’une autre, dépendante de la pratique langagière. En effet, il ne peut y avoir de séparation entre le social et le langage. S’il existe une dépendance de la conscience aux pratiques langagières mises en œuvre dans une société donnée, alors un changement dans les pratiques langagières peut être vecteur d’un changement social. A côté de Jürgen Habermas et de sa Théorie de l’agir communicationnel (1981), la philosophie d’inspiration marxienne n’a pourtant pas fait preuve d’un grand engagement relativement à la question du langage.
Dans un deuxième temps, Juliette Farjat critique à juste titre le projet habermassien. En argumentant en faveur d’une communication idéale, c’est-à-dire transparente car fondée sur la rationalité, on court le risque d’une dépolitisation du discours en mettant de côté le potentiel subversif inhérent aux désaccords et aux conflits dans une situation de communication donnée. Par conséquent, malgré les efforts de Habermas, ce sont aujourd’hui les représentants les plus influents du management qui se revendiquent de sa philosophie. Juliette Farjat en tire les conséquences nécessaires en disant que l’opacité est constitutive du langage. C’est à travers notre pratique du langage que nous pouvons instaurer des liens avec les autres ; en même temps, c’est le langage en tant que médiation qui crée un mur entre nous et le monde qui nous entoure. Dans une société plus libre, l’opacité que Marx et Habermas critiquent ne serait plus à trouver dans les grandes médiations oppressives comme par exemple l’argent, mais elle serait à situer dans la médiation première, dans le langage. L’opacité langagière (relative, bien entendu) est ainsi identifiée comme un moteur de changement. Car dans une société qui serait totalement transparente, de quoi parlerait-on, au juste ? Contrairement à Habermas, Farjat valorise une pluralisation des pratiques langagières, non pas leur rationalisation.
De quoi nous libérer, et comment ?
Le problème auquel Juliette Farjat se confronte est que toute pratique langagière possède une influence sur notre manière de penser et, conséquement, sur notre manière d’agir. La pratique langagière n’est jamais tout à fait individuelle ; comme le langage nous entoure à tout moment, nous sommes soumis à maintes influences, donc aussi à l’influence du discours idéologique capitaliste :
« Les discours idéologiques tendent à renforcer et à stabiliser les formes de domination en les invisibilisant ou en les légitimant. Ils constituent ainsi un obstacle épistémologique à la connaissance critique du monde social et un obstacle pratique à sa transformation. C’est pour lever ces obstacles qu’il convient donc de les critiquer. »
Dans notre société, la question du rôle du langage est plus que jamais d’actualité, car « chacune des grandes transformations qui marque le passage du fordisme au post-fordisme se manifeste par l’intégration des pratiques langagières à la production. » Bien sûr, il ne suffit pas de critiquer le langage pour changer le monde, et Juliette Farjat le souligne à plusieurs reprises. Il est particulièrement appréciable qu’elle ne tombe pas dans le piège de la solution la plus simple et la moins efficace : de faire la défense d’un langage minoritaire qui devrait changer de fond en comble la pratique langagière en général. Ce genre de solution marquerait l’échec de l’approche choisie par Juliette Farjat : il s’agit beaucoup plus de la possibilité d’existence de différentes pratiques langagières que de la question de savoir si la « mauvaise » pratique est dominante ou pas.
A travers l’analyse minutieuse de plusieurs passages de l’œuvre marxienne, Farjat identifie deux stratégies qui montrent que le langage est effectivement une puissance de changement de la société : la mise en avant du caractère auto-contradictoire du discours capitaliste ainsi que de la relativité des réalités sociales. Premièrement, Marx montre que la réalité sociale contredit les discours qui devraient justifier cette même réalité. Deuxièmement, il décrit la réalité sociale tout en suggérant la relativité de cette même réalité. Par cette approche, que l’on pourrait appeler négative (car Marx ne décrit pas une réalité sociale meilleure, mais il mobilise les forces inhérentes au langage pour déjouer le discours idéologique), Marx rend possible la prise de conscience de l’individu, notamment de celui dont la parole se trouve réduite au silence par le discours dominant. C’est à des fins d’auto-émancipation que le passage par la pratique langagière se révèle efficace : « Critiquer les discours revient alors à briser les obstacles idéels qui freinent ou empêchent le développement d’une praxis révolutionnaire. » On voit ici le potentiel que cette approche peut avoir dans le monde contemporain, si l’on pense au fait que maintes grandes entreprises mettent en avant des valeurs comme la tolérance (face aux individus appartenant par exemple à une minorité sexuelle) non pas à des fins de libération de la société mais au contraire à des fins de sa soumission à la loi capitaliste.
Même pour un lecteur qui n’attend pas l’avènement de la société communiste, dont Juliette Farjat fait la condition d’une prise de parole libérée (« [A] l’abolition de la propriété privée il faut ajouter une seconde condition complémentaire : l’abolition de la division du travail telle qu’elle existe dans nos sociétés »), ce livre est une lecture fructueuse qui permet de se demander comment améliorer la démocratie à travers une pratique langagière consciente des enjeux décrits ci-dessus. En effet, il est presque regrettable de s’interroger sur les conditions socio-économiques de la place du langage au cœur de la société, car l’analyse que propose Juliette Farjat n’a pas nécessairement besoin de s’appuyer sur ces conditions : son livre propose bel et bien des pistes de subversion du discours dominant. Surtout aujourd’hui, dans un moment dans lequel l’échange entre les êtres humains est progressivement remplacé par des signaux langagiers produits de manière artificielle, l’analyse de l’aliénation langagière paraît convaincante. Plus encore, l’effort constant de souligner à quel point une pratique langagière plus diversifiée et plus réflexive est centrale pour un vivre-ensemble efficace paraît nécessaire.