Dans un récit sensible et très beau, la romancière enquête sur la vie de son père, grand collectionneur, fils silencieux d’un couple de résistants.

« Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père. / Chaque jour, elle s’enfonce un peu plus sous les eaux. / J’ai appris, en même temps que son existence, qu’elle s’apprêtait à disparaître. »

Ainsi commence ce livre très singulier, témoignage d’amour filial et quête des origines, qui mêle géographie intime et reconstitution de différentes époques historiques, pour écrire, en paragraphes brefs qui renvoient aux archipels du titre, la vie d’un homme né en 1938, qui parle peu et se dit sans mémoire. Il a amassé dans son atelier de peintre situé dans le douzième arrondissement de Paris toutes sortes de curiosités, livres et objets, autant de traces qui nourrissent l’enquête sur ce mystère de proximité : le temps qui passe et ces grands inconnus que demeurent souvent nos parents.

« On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers. »

L’enfant de héros très discrets

Dans son atelier, où il entrepose ses toiles, des masques, des livres, des ficelles, des objets trouvés aux puces ou dans des brocantes, des flacons de sable avec leur provenance, le père de l’écrivaine ne garde qu’une seule photo : celle de son propre père, que l’auteure décrit comme un homme « froid et obsessionnel », communiste déçu par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, et dont elle découvre qu’il fut un grand résistant qui a contribué à organiser l’évasion du camp de Voves dans la nuit du 5 au 6 mai 1944. Sa femme aussi a œuvré pour la résistance et a même été incarcérée. « Enfant, mon père habitait un lieu qui n’existait pas », commente Hélène Gaudy, quand elle explique qu’il avait dû apprendre par cœur le nom d’un village inventé, « Muzainville », pour dire où il habitait, pendant la guerre, sans mettre en danger sas parents.

Les carnets d’un jeune homme

L’enquête de l’auteure passe également par la lecture des carnets de son père, qui nous entraîne à Chartres, à Caen, mais aussi à Oran, où il est jeune professeur au début de la guerre d’Algérie. Hélène Gaudy se fait l’archiviste de son père, au risque de faire de lui un « père de papier ». Elle cite des extraits de ses carnets, certains de ses poèmes – il en écrit un par jour –, elle essaie de donner voix à ses silences et de retrouver sa mémoire. Le travail littéraire est magnifique et bouleversant, pudique et rigoureux. Le lecteur se laisse entraîner dans cette enquête ouverte à l’universel, à des rêveries maritimes et géographiques dont l’écriture tenue et soignée est le plus précieux ressort, notamment à la fin du livre, quand l’auteure comprend qu’elle ne pourra pas conclure ni enfermer son « petit père » dans les mots d’une histoire :

« Je m’installe dans son rythme, dans sa contemplation de tout, sans mots, sans préférence. Je ne sais plus si je dois écrire au présent ou au passé, si je suis encore dans le paysage ou, déjà, dans la mémoire. Peu à peu, je renonce à épingler ses mouvements, la densité de son corps, les détails à sauver. Je vois bien qu’à ce jeu-là, je perds. On n’attrape pas les pères comme des papillons. Il n’y a que des instants, des éclaboussures. »

Ce récit en archipels, qui mêle la grande histoire et la vie d’un homme secret qui cherche à effacer ses traces, est un enchantement tout au long de la lecture, comme un frémissement qui refuse les mots plus grands que les choses et la fixité qui guette ceux qui s’y trouveraient enfermés : « Il ne dit pas grand-chose mais il sait dire : Regarde. C’est ce qu’il m’a dit toute sa vie. Comme s’il n’avait cessé de faire un pas de côté pour ne pas me cacher le paysage. » Une merveilleuse réussite.