Gisèle Sapiro aborde en sociologue les grandes questions qui traversent le milieu littéraire au sujet du statut de l’écriture, du rapport des lecteurs aux œuvres, de leur diffusion et de leurs effets.

Longtemps les littéraires et les philosophes se sont interrogés, en de vives controverses, sur la notion d’auteur. Si cette première querelle s’est atténuée, ce n’est pas sans avoir été complétée par une autre : qu’est-ce qu’un auteur « national », ou si l’on préfère « français », « anglais », etc. ? La question n’est pas sans intérêt. Elle mobilise des considérations d’abord sociologiques, portant sur les institutions qui peuvent porter une telle notion : en général des institutions d’État, mais cela n’exclut pas totalement des associations privées, des maisons d’éditions susceptibles d’avoir une aura nationale.

Nous atteignons désormais une nouvelle dimension, grâce à la sociologue Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS et directrice d'études à l'EHESS (Centre européen de sociologie et de science politique), qui publie une somme consacrée à l’étude de ce qu’il convient d’appeler un « auteur mondial », disons un auteur ou une autrice qui relèverait d’une République mondiale des lettres, ce croisement d’intérêt dans lequel se fabrique l’auctorialité transculturelle, par fait de traduction, de prix internationaux, de mobilisation des intermédiaires comme les traducteurs ou les lecteurs plurilingues, en somme par fait de consécration par-delà les frontières nationales.

Évidemment, cette dimension requiert de nombreux médiateurs, mais au-delà d’une simple description de ceux-ci ou celles-ci, des questions plus délicates se posent : comment penser une telle consécration ? les atouts acquis dans le champ national se reconvertissent-ils aisément à l’international ? et qu’est-ce finalement d’un champ littéraire transnational ?

Une enquête détaillée

L’ouvrage ne relève pas d’une intuition quelconque ou d’un désir de creuser une piste nouvelle. C’est une somme sociologique, qui intègre de nombreux travaux, en les mettant parfois en concurrence afin de mieux cerner son objet, le champ éditorial transnational. Il s'agit moins de donner des conseils aux autrices et auteurs qui voudraient entrer dans un marché du livre structuré par des frontières linguistiques ainsi que par des frontières étatiques, que de saisir et comprendre comment se construisent ces figures d’auteurs internationaux qui prennent pour nom, par exemple, Salman Rushdie, William Faulkner, Cesare Pavese, ou bien d’autres, et pour ne pas référer aux classiques Shakespeare ou Diderot.

L’autrice se réclame des travaux de Pierre Bourdieu. Elle ne cherche évidemment pas à les reproduire ou compléter, mais elle s’appuie sur eux pour changer de niveau d’analyse. Bourdieu se demandait, dans ses Questions de sociologie, « qui crée les créateurs ? ». Sapiro se demande, au-delà des dispositifs légaux qui créent la fonction auteur ainsi que des activités qui lui donnent corps, ce qu’il faut rassembler pour qu’un auteur, déjà consacré sur un territoire, passe les frontières et acquière une réputation mondiale. Il est clair que le champ international ne peut se contenter de reposer sur l'intérêt de quelques lecteurs, aussi nombreux fussent-ils. Il lui faut encore une armature d’intermédiaires, de médiateurs et médiatrices, de traducteurs, etc.

Sapiro nourrit aussi ses travaux de l'apport des approches interactionnistes (Howard Becker) et des approches sociologiques calées sur la division du travail, comme elle examine les propos de Bruno Latour lorsqu’il différencie les médiateurs des intermédiaires. Dans le présent ouvrage, elle présente le résultat de ses recherches et conduit le lecteur ou la lectrice au cœur de ce labyrinthe constitué pour une grande part par une sociologie des intermédiaires, de ceux et celles qui interviennent dans le processus de production et de réception des œuvres, et qui participent parfois à la professionnalisation des auteurs.

Des conditions inégales

Loin de laisser croire en l’existence d’un champ homogène, l’analyse montre que les conditions de la circulation des œuvres en traduction est inégale. La circulation des textes peut être favorisée ou entravée par un ensemble de facteurs politiques, économiques et culturels, indépendamment de leur valeur intrinsèque. Il faut d’ailleurs ajouter à cela que les conditions de genre des autrices et auteurs ne sont pas sans poids sur le développement d’une œuvre à l’international.

Parmi ces conditions, souligne encore Sapiro, les facteurs politiques sont importants. Elle cite de nombreux exemples : dont le fait que le Molloy de Samuel Beckett fut interdit au Canada en raison de passages jugés indécents. Elle rappelle que la censure est au cœur des dictatures, mais n'est pas étrangère à d'autres régimes de liberté. Les ambassades italiennes à l’étranger fournissaient des listes d’auteurs indésirables au gouvernement fasciste ; mais un auteur comme Vladimir Nabokov a aussi publié Lolita en France parce que six éditeurs américains craignaient la censure et ont refusé la publication.

Ces aspects de la construction d’un auteur international sont centraux, de même que l’intervention des États, en faveur ou non de la traduction et du soutien à l’industrie nationale de l’édition.

Il ne faut par ailleurs pas oublier que le marché international du livre, outre qu’il est soumis à des conditions économiques sur lesquelles nous passons - mais que l’autrice résume fort bien - est réglementé, notamment par la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Cette convention contraint les éditeurs à acquérir les droits d’exploitation ou de traduction des livres auprès de l’éditeur original ou auprès de leur agent littéraire. La dimension des droits d’auteur ne peut être négligée lorsqu’on entre sur ce terrain de réflexion.

Échanges internationaux

L’idée de République des Lettres telle que construite à partir du XVIIIème siècle demeure un vœu pieux tant qu’elle n’est pas investie dans des structures concrètes prêtes à fonder des reconnaissances mutuelles et des transferts. En ce sens, Sapiro démontre que les échanges culturels internationaux s’intensifient et se structurent à la faveur de la naissance, en 1924, de la Société des Nations. Cette dernière met en place une commission de coopération intellectuelle et fonde l’Institut international de coopération intellectuelle. Elle raconte ainsi comme se sont élaborées et sont entretenues des conceptions de l’internationalisme - non sans que les positions politiques dominantes y exercent leur pouvoir.

Il n’en reste pas moins vrai que les échanges littéraires internationaux sont promus d’abord pas des autrices et auteurs du champ littéraire qui occupent des positions clé dans l’édition et dans les instances officielles. Là encore, Sapiro raconte de nombreuses modalités d’exercice de ces éléments clé, mêlant par ailleurs des pressions politiques, des pôles mondains et des fonctionnements de revues. La Revue des Deux Mondes, qui occupe une position centrale depuis la fin du XIXème siècle, représente un de ces pôles, en l’occurrence le pôle mondain, par différence avec le Mercure de France, plus esthète, et La Nouvelle revue française.

Ce qui est clair au fil de la lecture de l’ouvrage, c’est que la sociologie de la littérature est un domaine plein de ressources et de considérations passionnantes. Elle ne se laisse pas enfermer dans le clivage entre analyse interne de l’œuvre et analyse des institutions, ce qui n’aurait aucun sens puisque ce sont les médiatrices et médiateurs, donc des lectrices et des lecteurs, qui du fait de leur réception positive de telle ou telle œuvre se mettent en posture de l’introduire dans le champ international. C’est un peu comme si l’horizon d’attente en littérature, tel que fabriqué par eux, devenait la véritable puissance de ce champ.  

Reste une dimension que Sapiro approfondit et qui mérite réflexion. Si le champ littéraire international est resté longtemps européocentré, qu'en est-il des œuvres de Chine ou d'Extrême-Orient ? Pourront-elles devenir à leur tour véritablement internationales ?