Une relecture des contes de Perrault qui se défait des idées reçues sur le conte de fées.
Dans cet ouvrage, Pierre-Emmanuel Moog s’intéresse au style de Charles Perrault. Il n’entend pas développer une interprétation des contes en s’appuyant sur une « grille de lecture », mais examine les partis pris stylistiques de leur auteur, en revenant au texte lui-même. Pour ce faire, il compose un essai qui peut se lire comme une série d’articles, chacun étant consacré à un aspect de l’esthétique de Perrault.
L’œuvre de Perrault étant envisagée d’un point de vue stylistique, Pierre-Emmanuel Moog accorde une importance particulière aux différences entre deux versions d’un même conte. Pour La Belle au bois dormant, par exemple, des écarts notables sont observables entre la version publiée par le Mercure Galant en 1696 et la version définitive de 1697. L’auteur compare également les contes de Perrault à ceux des frères Grimm, publiés au XIXe siècle, et à ceux d’autres conteuses et conteurs du XVIIe siècle, comme Mme d’Aulnoy. Le but de ces comparaisons est de faire ressortir la singularité du style de Perrault, et de montrer que son œuvre ne correspond pas à l’idée réductrice que l’on se fait parfois du conte de fées.
Des contes « merveilleusement réalistes »
Pierre-Emmanuel Moog montre d’abord que les contes de Perrault ne sont pas de simples fantaisies éloignées de la réalité. Au contraire, l’esthétique de Perrault est à plusieurs égards réaliste. Pour commencer, les éléments surnaturels n’y sont pas convoqués gratuitement, mais ils sont toujours identifiés comme tels et servent l’action. En ce sens, « le merveilleux des contes de Perrault n’est pas synonyme d’une licence à enchaîner les prodiges » : il sert la cohérence du récit. Les personnages peuvent, bien sûr, être grandement aidés par l’apparition d’éléments surnaturels, comme c’est le cas pour Cendrillon qui parvient à se rendre au bal grâce à l’intervention de sa marraine. Mais, en dernier ressort, ce n’est pas le surnaturel qui aide les héros à triompher : c’est plutôt leur habileté, par exemple leur capacité à faire connaître leur identité par des procédés ingénieux (comme Peau d’Âne glissant son anneau dans le gâteau qu’elle prépare pour le prince ou Cendrillon abandonnant sa pantoufle au bal). En d’autres termes, Perrault ne représente pas un monde dans lequel la moindre difficulté pourrait être surmontée d’un coup de baguette magique : il met plutôt en scène des « situations sociales à résoudre », dans un espace-temps relativement proche de ses lecteurs.
En effet, les contes ne sont pas situés dans un « ailleurs » vague, comme on pourrait le croire de prime abord. Pierre-Emmanuel Moog remarque, par exemple, que la formule il était une fois ne s’est pas imposée d’emblée chez les auteurs contemporains de Perrault. La seule autrice à l’employer de manière régulière est Mme d’Aulnoy. En d’autres termes, cette formule n’était pas figée au XVIIe siècle, et Perrault ne l’a pas utilisée pour inscrire ses récits dans un univers lointain qui obéirait aux lois universelles du conte merveilleux – ce serait, du reste, impossible, car « il n’existe pas de concept pur et universel de l’idée d’une ville ou d’une forêt, ou […] de ce qu’est un système de parenté ». Pour Pierre-Emmanuel Moog, il était une fois ne signifie pas que l’histoire qui va être narrée s’est déroulée il y a très longtemps, mais plutôt qu’elle pourrait se produire, à un niveau allégorique, dans un monde « parallèle » : « Il était une fois lance un monde parallèle qui, à la seule exception des interventions surnaturelles, est très similaire dans son fonctionnement à l’Île-de-France. »
De fait, les contes ne sont pas situés dans de lointains châteaux ou dans des forêts impénétrables : un récit comme Cendrillon, par exemple, se situe certainement dans une « belle maison de ville » ; et, selon toute vraisemblance, La Barbe bleue se déroule à Paris. De la même manière, le traitement du temps n’est pas si vague qu’il y paraît. Le fait que le temps soit décompté en quart d’heures dans les contes n’a, par exemple, rien d’arbitraire. Au cours du XVIIe siècle, de plus en plus de familles aisées possèdent des horloges, dont les plus sophistiquées sonnent tous les quarts d’heure. Que Cendrillon quitte le bal alors qu’il lui reste un quart d’heure à danser n’est donc pas un trait de fantaisie de la part de Perrault, mais relève d’une perception du temps qui appartenait à la « conscience commune », du moins au sein des classes aisées.
Ainsi, le cadre spatio-temporel des contes ne saurait être qualifié d’irréaliste. Pierre-Emmanuel Moog identifie de nombreuses références à des pratiques sociales qui avaient cours du temps de Perrault. Un exemple parmi d’autres est la mention de la Sauce-Robert dans La Belle au bois dormant, qui était effectivement appréciée parce qu’elle « masque la nature des chairs ». Mais les rapprochements entre l’univers des contes et la réalité ne se limitent pas à quelques détails. Ils sont parfois sensibles tout au long d’un récit. Plusieurs indices laissent ainsi penser que La Belle au bois dormant se situe en Espagne, du moins pour la période précédant l’endormissement de la Belle.
Des récits et des personnages cohérents
Pierre-Emmanuel Moog montre donc que les contes de Perrault ne correspondent pas à l’image que l’on s’en fait parfois : ils ne présentent pas des situations irréalistes, mais des mondes « parallèles » où le lecteur du XVIIe siècle peut tout à fait reconnaître le sien. En outre, l’auteur explique que Perrault, par son écriture, cherche à rendre ses histoires le plus cohérentes possible. Pour ce faire, il imagine les différentes possibilités narratives qui s’offraient à l’auteur des contes face à un problème donné. Si nous reprenons l’exemple de Cendrillon, il peut certes sembler improbable qu’un carrosse apparaisse dans la chambre de la marraine pour conduire l’héroïne au bal ; mais si le carrosse était apparu à l’extérieur de la maison, tout le monde aurait assisté à son départ et elle n’aurait pu conserver son anonymat. Et, si Perrault avait voulu expliquer par quels procédés magiques le carrosse parvient à sortir de la chambre, il serait entré dans de longues explications techniques qui auraient compromis la dynamique du récit. Ainsi, l’option choisie par l’auteur reste la plus crédible. De la même manière, il peut nous sembler étonnant que les paysans du Chat botté acceptent d’obéir au félin qui leur demande de mentir au roi en lui disant que le champ qu’ils fauchent appartient au marquis de Carabas. Cependant, il faut se représenter que l’aspect du chat est certainement intimidant, et ce d’autant plus qu’il chuinte et manie habilement la rhétorique. Ainsi, Perrault privilégie la cohérence psychologique des situations qu’il met en scène.
Un autre aspect du travail de Perrault, plus méconnu peut-être, est examiné dans l’ouvrage. Il s’agit de son travail sur les personnages. Nous inclinons parfois à penser que les contes opposeraient les bons et les méchants à des fins didactiques. Or, la manière dont Perrault distribue les qualités et les défauts dans ses contes est nuancée. Pierre-Emmanuel Moog le montre dans la section consacrée aux ogres. Chez d’autres autrices ou auteurs du XVIIe siècle – chez Mme d’Aulnoy par exemple –, les ogres sont des monstres, sortes de géants brutaux, semblables à des cyclopes. Or, chez l’auteur de La Belle au bois dormant, les ogres font partie du genre humain, même s’ils forment une lignée à part. « Contrairement au stéréotype, les ogres de Perrault sont bien partie prenante de l’espèce humaine. » D’ailleurs, ils sont rarement décrits et ne se ressemblent pas d’une histoire à l’autre. Autant la mère du prince, dans La Belle au bois dormant, est caractérisée par son appétit et perd le contrôle de ses émotions, autant l’ogresse du Petit Poucet est dotée d’empathie vis-à-vis des enfants qui sollicitent son aide. Le personnage de l’ogre, tel que le conçoit Perrault, n’est donc pas schématique : les ogres sont « des humains complexes et cruels, et dissimulateurs, de sorte qu’ils passent relativement inaperçus ». De même, à propos des princes et princesses, Pierre-Emmanuel Moog rappelle qu’il n’y a pas de « prince charmant » chez Perrault, et que ce sont les hommes, plutôt que les femmes, qui sont « charmés ». La manière dont Perrault élabore ses personnages est donc loin des clichés.
Ainsi, Pierre-Emmanuel Moog met en avant la complexité des situations dépeintes par Perrault, ce qui l’amène à construire une typologie des personnages fondée sur deux critères : leur altruisme ou égocentrisme d’une part et, de l’autre, leur capacité ou leur incapacité à maîtriser leurs émotions. Il apparaît alors non seulement que des personnages malintentionnés peuvent parvenir à leurs fins – comme le Loup du Petit chaperon rouge – mais aussi que les héros des contes ne présentent pas un caractère univoque. Leur héroïsme repose en fait sur leur aptitude à « saisir l’occasion aux cheveux », à « être attentif au kairos », c’est-à-dire au moment opportun. C’est ainsi que Cendrillon « se défait intelligemment d’une pantoufle », que Poucet « surmonte sa peur » et que l’héroïne de La Barbe bleue conserve la maîtrise de ses émotions, même lorsqu’elle risque de mourir. Ce n’est donc pas la moralité des personnages en elle-même qui est valorisée par Perrault, mais leur « compétence émotionnelle ».
L’un des mérites de l’ouvrage de Pierre-Emmanuel Moog est donc de montrer la richesse du travail de Perrault, qui a manifestement porté une grande attention au style de ses récits et à la cohérence des situations qu’il met en scène. Perrault n’a jamais songé à élaborer une « recette » du conte de fées, et son œuvre fait mentir les idées reçues sur ce genre. Signalons que l’ouvrage comporte des index utiles et de nombreux renvois d’un chapitre à l’autre, qui permettent de retrouver aisément le fil d’une idée.