Ethnologue, résistante et femme de son temps, le parcours de Germaine Tillion est un condensé à lui seul du XXe siècle.
Centenaire, Germaine Tillion a traversé le XXe siècle. Son travail d’ethnologue la conduit dans l’Aurès grâce à l’hospitalité des Chaouïas, avant d’être confrontée au mal totalitaire avec la Seconde Guerre mondiale : l’emprisonnement, la prison, la déportation, la vie concentrationnaire à Ravensbrück, le traumatisme de sa mère gazée, puis le retour dans une Algérie appauvrie plongée dans la guerre d’indépendance. Avec une constance remarquable, celle qui a rejoint précocement la Résistance au sein du futur réseau du musée de l’Homme analyse chacune de ces situations au prisme de sa formation universitaire. Ces deux facettes, d’actrice et d’observatrice du XXe siècle, ont notamment fasciné Tzvetan Todorov. L’historienne Lorraine de Meaux propose une biographie dense et accessible pour comprendre ce parcours et pour retenir ce qu’il a d’inspirant.
Nonfiction.fr : En 2015, le Président François Hollande a décidé de faire rentrer Germaine Tillion au Panthéon, en même temps que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette. Pourquoi le Président a-t-il choisi cette femme au parcours particulièrement dense et, selon vous, quels sont les éléments de ce parcours qui justifient cette entrée aux côtés des grandes femmes et des grands hommes du pays ?
Lorraine de Meaux : L’entrée au Panthéon de Germaine Tillion montre tout simplement que cette dernière était une personnalité de premier plan de la France de la seconde moitié du XXe siècle. Tout dans son parcours est exemplaire. Sa trajectoire et son œuvre aident à comprendre des périodes et des situations complexes, la Seconde Guerre mondiale bien sûr, mais aussi la guerre d’Algérie et le fait colonial ou encore le rôle des femmes dans la société. Mais c’est surtout son action dans la résistance comme cheffe du réseau du Musée de l’Homme qui est mise en avant. Cette panthéonisation collective vient témoigner de la diversité de la résistance. « Deux catholiques » et « deux francs-maçons », explique François Hollande dans son discours, deux « sœurs de combat pour un monde commun » et deux « précurseurs d’une République nouvelle ».
Ethnologue, résistante de la première heure, prisonnière à Ravensbrück, engagée pour la lutte des Algériens et contre la torture, sa biographie traverses de nombreux événements majeurs de l'histoire. Par quelles archives avez-vous pu approcher ces différentes étapes, ainsi que sa vie privée ?
De nombreux documents inédits ont guidé le travail : cahiers de cours, agendas, carnets de missions délivrent de nombreuses informations sur son mode de vie, sa famille, ses amitiés, sa formation et ses voyages. J’ai choisi en particulier d’exploiter sa correspondance, qu’elle soit familiale, amicale ou professionnelle, qui s’est avérée un formidable fil conducteur. A travers ses lettres, on la suit pas à pas, au fil des épreuves et des décennies. Elle y exprime ses peines, ses joies, ses goûts aussi bien que ses pensées, souvent avec humour, et y délivre de nombreux conseils, notamment à ses élèves. On y constate son extraordinaire activité, toujours tournée vers la connaissance et vers les autres, et on comprend que l’écriture est au cœur de sa vie. A ces archives variées, il faut ajouter toutes ses publications, sans oublier ses entretiens radiophoniques ou télévisuels, qui forment un corpus très intéressant.
Elle conduit son travail d’ethnologue au cœur de l’Aurès, aux côtés de Thérèse Rivière, durant deux longs séjours, alors que ni l’une ni l’autre ne parlent l’arabe ou le berbère. Comment mène-t-elle son enquête et que pouvez-vous dire du travail d’ethnologue de cette élève de Marcel Mauss ?
Germaine Tillion est une étudiante enthousiaste : après une formation en archéologie et en histoire de l’art à l’école du Louvre, elle commence un cursus en 1931 à l’Institut d’ethnologie, né de l’association du Muséum et de l’Ecole pratique des hautes études. C’est alors une matière en train de se réinventer, dont Marcel Mauss (1872-1950) est la figure centrale. Neveu de Durkheim, d’une immense culture, il est une autorité savante reconnue. C’est lui qui envoie la jeune étudiante en mission dans l’Aurès, en immersion chez les Chaouïas. Si la mission s’effectue dans le cadre colonial, elle est de nature à forger un regard neuf, loin des préjugés de tous ordres. Avec Thérèse Rivière, Germaine Tillion donne une interview avant son départ. On y découvre deux jeunes femmes sures d’elles, inventives, prêtes à une expérience non conventionnelle. Sur place, elle fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation. Pour Germaine Tillion, étudier une population, c’est d’abord vivre avec elle, partager son quotidien, se rendre utile, et mener des enquêtes, notamment généalogiques. Dans ce « dialogue avec une autre culture », l’ethnologue réalise une remise en question de soi et de l’autre. Après une première mission de presque deux ans en 1935-1937, elle retourne sur son terrain algérien en 1939-1940. Elle est en train de réaliser l’une des thèses les plus abouties sur le monde berbère, qui devait malheureusement être confisquée à Ravensbrück et définitivement perdue.
En mai-juin 1940, Germaine Tillion fait le choix de quitter l’Aurès pour revenir en France. Elle vit l’armistice comme un choc qu’elle ne peut accepter et comprend très tôt la nature du régime de Vichy. Elle trouve en la personne du colonel Paul Hauet un allié, avec qui elle met en place de premières mesures, notamment pour aider les soldats issus des colonies. Comment Germaine Tillion entre-t-elle en résistance ?
A travers Germaine Tillion, il est possible de décloisonner notre regard sur la période 39-45. Son choix de résister en juin 1940 peut être replacé dans le contexte double de sa formation : d’un côté son milieu familial, catholique, humaniste et patriote, avec l’influence essentielle de sa mère Emilie Tillion, remarquable personnalité ; et de l’autre, sa vie de jeune ethnologue, sous l’autorité de son maître Marcel Mauss, l’expérience auprès des Berbères de l’Aurès et l’ambiance Front populaire du nouveau Musée de l’Homme, inauguré en 1938. Animée d’une grande curiosité et capable d’une formidable ouverture aux autres, elle ne peut qu’être radicalement opposée au régime de Vichy. Mais c’est l’idée même de la défaite qui lui est insupportable. Le discours du 17 juin du maréchal Pétain provoque sa « révolte totale ». Elle cherche tout de suite un moyen d’action. Elle a entendu parler de l’appel du général de Gaulle à poursuivre les combats dès le 19 juin. Elle rencontre un peu par hasard le colonel Hauet à son retour d’exode, le 25 juin. Tous deux décident de redonner vie à une vieille association, l’Union nationale des combattants coloniaux, pour mener des activités officielles et officieuses, notamment des filières d’évasions de prisonniers. Leur réseau est en contact avec celui de Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon, et celui du colonel de La Rochère.
En octobre 1943, elle passe de le prison de Fresnes au camp de Ravensbrück. Sa mère Émilie la rejoint (elle est gazée en mars 1945) et Germaine y côtoie Milena Jesenka, Margarete Buber-Neumann, puis Geneviève de Gaulle-Anthonioz. De ces années, elle écrit : « Si j’ai survécu je le dois d’abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une coalition de l’amitié – car j’avais perdu le désir viscéral de vivre » . Quels liens a-t-elle noué avec une partie des détenues ?
La guerre vient briser la vie de Germaine Tillion. Elle est arrêtée en août 42 puis déportée à Ravensbrück en octobre 1943 où sa mère la rejoint, effectivement, en février 1944 pour y mourir non sans avoir d’abord été une figure lumineuse du camp. « Survivre notre ultime sabotage », disait Germaine Tillion, montrant que la résistance morale au nazisme se poursuivait dans ce contexte terrifiant. Elle étudie le camp en ethnologue, expliquant aux déportées le fonctionnement et rassemblant déjà sur place les matériaux de son remarquable essai Ravensbrück. Dans ce camp de femmes, elle se lie d’amitié avec des personnalités venues de toute l’Europe, notamment Margarete Buber-Neumann, qui a connu les camps de Staline avant d’être livrée à Hitler. Cette dernière raconte que le dimanche, elle rend visite à Germaine, surnommée Kouri, pour l’écouter raconter ses aventures d’ethnologue. De son côté, elle décide de lui confier tout ce qu’elle savait de la répression soviétique : « C’est au camp, au printemps de l’année 1944 que, pour la première fois, j’ai entendu parler des bagnes de Staline, que l’on n’appelait pas encore le Goulag. » Ayant perdu sa mère et sa thèse, c’est le corps et l’esprit ravagés qu’elle rentre en France. La création de l’Association des déportées et internées de la Résistance permet d’entretenir le souvenir de celles qui ne sont pas revenues et de favoriser une incroyable solidarité avec ses camarades de déportation, dont Geneviève de Gaulle Anthonioz, Anise Postel-Vinay, Denise Vernay (sœur de Simone Veil), Jacqueline Péry-d’Alincourt, Anne-Marie Bauer et beaucoup d’autres.
En 1954, la guerre d’indépendance algérienne éclate dans l’Aurès. Germaine Tillion y retourne alors pour y mener une mission sur les déplacements de population. Progressivement, elle est aussi contactée par une amie du FLN. Elle recueille notamment des témoignages sur les arrestations et les tortures. Pour reprendre vos mots : face au chaos, comment parvient-elle à garder le cap ?
Le courage intellectuel et physique que représente l’esprit de résistance infuse toute la vie de Germaine Tillion. Décennie après décennie, des actes concrets et une attitude morale solide construisent avec beaucoup de cohérence cette idée d’un engagement exceptionnel : à son retour de déportation, elle dénonce le Goulag ; en Algérie, dès 1955, elle critique les méthodes de répression et la pratique de la torture. Face à une situation particulièrement tragique, elle choisit de prendre ses responsabilités : à ses yeux, l’ethnologue, comme un avocat, est responsable à l’égard de ceux qu’il étudie. Elle ne se contente pas de dénoncer, elle agit : elle crée ainsi en Algérie les Centres sociaux, des structures d’éducation, de soins et de formations pour venir en aide au peuple algérien. Sollicitée par Yacef Saadi, commandant clandestin de la Zone autonome d’Alger, elle accepte de le rencontrer pour un long face à face le 4 juillet 1957. Dans cette crise algérienne, qui est aussi celle de la IVe République, elle fournit au général de Gaulle des informations essentielles, qui contribuèrent à faire évoluer le regard de celui qu’elle croit capable de permettre à la France de surmonter cette nouvelle épreuve : elle signe un appel à son retour au pouvoir en 1958 et le soutiendra publiquement dans la campagne présidentielle de 1965. L’esprit de justice, de vérité et de liberté sont omniprésents dans les actes et dans l’œuvre de Germaine Tillion.