L’historien Fabien Lostec retrace le parcours d’épuration des collaboratrices condamnées à la peine capitale en France à la Libération et nous livre une histoire de cette sentence au féminin.

Dans l’imaginaire collectif, la collaboratrice est incarnée par la tondue, cette femme déshonorée pour avoir « collaboré » sentimentalement avec l’ennemi. Dans son ouvrage, Fabien Lostec démontre que la réalité de la collaboration féminine est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour cela, l’historien s’est livré à un véritable « tour de France des archives départementales » à la recherche des dossiers de procédures des collaboratrices condamnées à mort dont il a choisi de ne pas recueillir directement le témoignage, bien que certaines d’entre elles puissent être encore en vie. Conscient du biais que présentent des sources produites exclusivement par des hommes pour retracer une histoire des femmes, Fabien Lostec fait preuve d’une honnêteté intellectuelle louable et d’un recul critique nécessaire afin de « faire vivre » ces 650 femmes tout au long de leur parcours, depuis la collaboration jusqu’à l’épuration. Il questionne leurs motivations, mais aussi l’effet de leurs actions sur leur vie personnelle et celle de leur entourage, « coupable par capillarité ». Il livre ainsi une étude d’une grande sensibilité, fondée sur une démarche historique rigoureuse.

Des femmes actrices de leur destinée

L’ouvrage de Fabien Lostec représente un apport majeur à l’histoire de l’épuration, mais aussi à celle des femmes, tant il interroge de manière frontale leur invisibilisation dans les sources. Il parvient à établir qu’à la Libération, plus de 650 femmes ont été condamnées à mort par les juridictions légales de l’épuration et que 46 d’entre elles ont été exécutées (ce chiffre monte à 120 si on ajoute les femmes exécutées après des jugements plus ou moins réguliers prononcés par les tribunaux résistants). Or, cette réalité est ignorée du plus grand nombre, et même de certains spécialistes, tant la légende de la grâce systématique accordée par le Général de Gaulle à toutes les femmes condamnées à mort à la Libération est tenace dans les esprits. La plupart des études portent sur la violence populaire infligée aux femmes aux lendemains de l’Occupation et le chiffre qui domine est celui des 20 000 tondues. Fabien Lostec démontre qu’il existe un « vide mémoriel » autour de ces femmes soumises à la « violence légale » la plus extrême : celle de la condamnation à la peine capitale, dont il n’existe d’ailleurs aucune histoire au prisme du genre.

Sous-estimées en nombre et en importance, ces femmes le sont aussi dans leur propre engagement collaborationniste. En suivant le parcours de ces 650 femmes, l’historien fait évoluer l’histoire de la collaboration politique et du collaborationnisme au féminin en démontrant qu’elles sont loin de correspondre à l’image de la simple « suiveuse » que l’histoire leur a forgée. Il insiste sur l’authenticité de leur engagement et met en avant leur rôle de militantes actives qui assument leur collaboration politique avec l’Occupant. Pour cela, Fabien Lostec s’éloigne des formes d’engagement les plus connues que sont la collaboration sentimentale et le travail volontaire outre-Rhin pour interroger en profondeur les figures de la délatrice et de la collaborationniste. L’angle novateur de son approche est de considérer la collaboration féminine comme un objet historique à part entière et d’interroger le sens que les femmes lui donnent, dans une approche d'inspiration psychologique. Une telle démarche exige d’aller au-delà des clichés imprégnant la société en ce qui concerne la collaboration, une « trahison rarement conjuguée au féminin », et le domaine du renseignement au féminin, où l’image de la femme fatale manipulatrice domine. En réalité, selon l’historien, les femmes profitent bien souvent de ces stéréotypes de genre pour minimiser la composante idéologique de leur engagement lors de leur procès. Elles se cachent derrière le « double rempart du genre » : à la fois dépendantes de leur époux dans la sphère privée et du chef de parti dans la sphère publique, elles revendiquent ainsi à leur profit la place que les normes sociales attribuent au sexe féminin, dans l’ombre des hommes, « coupables mais pas responsables ». A rebours de ces clichés, Fabien Lostec souligne qu’à une époque où les femmes n’ont pas encore de droits politiques, leur militantisme au sein d’un parti collaborationniste est tout sauf négligeable.

Une France en mal de légitimité et de virilité

Fabien Lostec met également la focale sur ce qu’il nomme l’ « archipel judiciaire épuratoire » dans un moment marqué à la fois par la profusion des tribunaux et la confusion judiciaire. La Libération est en effet étudiée comme un événement où les frontières entre légal et extralégal, légitimité et autorité sont floues et variables d’un territoire à l’autre. Si une partie des Français crie vengeance au crépuscule de l’Occupation, l’historien décrit une « fièvre de la Libération » assez courte et une population surtout demandeuse de justice. Pour cela, il étudie par le menu les différentes cours de justice en fonction sur le territoire français et notamment l’« angle mort » historiographique qu’est la justice militaire. Alors que la grande majorité des études sur l’épuration s’arrêtent au jugement rendu par les différentes juridictions, Fabien Lostec met un point d’honneur à retracer l’après-procès : il interroge la mécanique de la grâce présidentielle ainsi que le destin carcéral et post-carcéral des condamnées dont la sentence capitale a été commuée en incarcération, avant que l’État leur accorde des remises de peine. Ainsi, la justice se trouve non seulement au cœur du système épuratoire ; elle est aussi un enjeu capital de la restauration de l’État et de l’autorité du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) . L’accent est tout de suite mis sur le contraste entre l’épuration souhaitée par la société civile et celle opérée par les autorités, mais aussi sur l’écart parfois très important entre les peines prononcées et celles réellement subies par les condamnées à mort. La peine capitale sanctionne le plus souvent de manière virtuelle (deux tiers des condamnées à mort le sont par contumace) et cette peine, au-delà de la mise à mort, illustre aussi le profond rejet social dont ces femmes font l’objet.

L’historien interroge ensuite le fonctionnement judicaire au prisme du genre car, le droit étant universel, les deux sexes sont en principe égaux devant la loi. Les stéréotypes de genre orientent les cours de justice dont le personnel et les intervenants (jurés, médecins experts…) sont presque exclusivement des hommes. Le comportement des collaboratrices est toujours perçu au prisme du masculin et les discours relèguent la collaboration au rang de l’exceptionnel, niant aux femmes toute motivation politique. Fabien Lostec constate également que les hommes sont moins nombreux à être expertisés que les femmes au moment du procès, démontrant le lien qui est fait alors entre « sexe faible » et aliénation mentale. Au travers de la pathologisation de leurs actions, c’est toute la capacité d’action de ces femmes qui leur est retirée. « Plus que pour ce qu’elle a fait, la collaboratrice est donc punie pour ce qu’elle est » ou plutôt pour ce qu’elle n’est pas : une bonne mère et une bonne épouse, donc une bonne Française. La collaboration féminine est considérée comme « une défaillance de l’ordre masculin ». Ainsi, si l’ordre des sexes a pu être troublé durant la guerre, l’épuration judiciaire se charge de le rétablir.

La sortie de guerre au prisme de l’épuration

L’apport le plus marquant de l’ouvrage de Fabien Lostec réside dans sa volonté de revisiter l’étude des sorties de guerre en faisant de l’épuration une nouvelle forme de démobilisation des sociétés. L’historien se montre ainsi attentif aux différentes temporalités et aux différents acteurs qui interviennent tout au long du processus épuratoire afin d’inviter le lecteur à réfléchir aux comportements des membres d’une société en sortie de guerre. Des policiers aux juges en passant par les fuyardes et les membres de ce qu’il nomme « l’accueil collaborationniste » en dehors des frontières de la France, il renouvelle les champs d’étude des sociétés post-guerre, notamment au prisme du genre et de l’intersectionnalité. Il place également la justice au cœur du processus de restauration de l’État en période de sortie de guerre et voit dans l’octroi de la grâce ou dans la pratique des exécutions des stratégie politiques de pouvoir et d’affirmation de l’autorité et de la légitimité des dirigeants à une heure où règnent la confusion et le désordre.

Son étude très fine de la violence au féminin contribue encore à la réflexion sur les mécanismes de la violence en contexte de guerre et sur la manière dont la société reprend la main sur ces comportements à travers la « violence légale » dont le monopole appartient à l’État une fois le régime d’exceptionnalité levé. L’historien questionne enfin les mécanismes de la grâce présidentielle, des lois d’amnistie et des remises de peines pour démontrer que plus la machine répressive se normalise, moins les femmes sont exécutées. Pour autant, les condamnées à mort ne sont pas pardonnées avec le temps : « entre impossible amnistie et impossible amnésie, la plupart ne semblent jamais sortir de l’épuration ».

En étudiant l’épuration comme un phénomène social majeur, Fabien Lostec a ainsi exploré un terrain particulièrement fertile pour l’histoire des femmes et du genre. Entre « impossibles victimes » et « impossibles coupables », l’historien a choisi de prendre le contrepied des stéréotypes sur la collaboration au féminin pour redonner aux femmes toute leur capacité d’action. Son ouvrage permet ainsi de réévaluer l’intégration des femmes au sein de la vie politique de la IIIe République qui est aujourd’hui sous-estimée, tant les historiens ont élevé l’octroi des droits politiques aux femmes à la Libération au rang de marqueur de leur émancipation. Or, « les femmes n’ont pas attendu 1944 ou les circonstances particulières de l’Occupation pour agir politiquement » ; mais l’autonomie acquise par les collaboratrices à cette occasion font qu’elles sont considérées comme dangereuses à la Libération, parce qu'elles dérogent aux assignations de genre. L’historien s’interroge alors : l’engagement des femmes dans la collaboration ne serait-il pas plus poussé que celui des hommes, du fait d’une transgression des rôles beaucoup plus grande ?