Au cours du XXe siècle, le salafisme a réussi à imposer sa vision rigoriste de l’islam en Égypte. Il connaît toutefois également d’importantes transformations à mesure de sa diffusion dans la société.
Dans le débat public français, les termes d’« islam radical », d’« islamisme » ou encore de « salafisme » sont fréquemment employés pour dénoncer une menace qui pèserait sur les valeurs de la République ou qui se répandrait dans l’ensemble du monde musulman. Très englobantes, ces expressions recouvrent pourtant des réalités bien distinctes. Le salafisme peut se définir sommairement comme un courant musulman qui défend « le retour aux fondements et à la lettre de l’islam » . Il tire son nom des « pieux ancêtres » (al-salaf al-salih), c’est-à-dire des compagnons du Prophète Mahomet, qu’il conviendrait d’imiter. Les salafistes se caractérisent par une lecture très littéraliste des textes sacrés (en rejetant toute interprétation par la raison et toute innovation) et par l’adoption d’un certain nombre de pratiques spécifiques (par exemple vestimentaires).
Au début du XXe siècle, le salafisme est tout à fait marginal en Égypte : la théologie ashʻarite en vigueur laisse la place à l’interprétation, les confréries soufies sont acceptées et les célébrations des anniversaires de la mort de saints musulmans sont très populaires. Le pays est ainsi le bastion d’un certain « islam traditionnel » qu’incarne la très prestigieuse mosquée-université d’al-Azhar. Un siècle plus tard, l’islam traditionnel a presque disparu et le salafisme a obtenu une « quasi-hégémonie symbolique sur le champ religieux » en Égypte . C’est ce basculement que Stéphane Lacroix cherche principalement à éclairer dans Le Crépuscule des saints, à travers une socio-histoire du salafisme nourrie notamment par de nombreux entretiens.
Un salafisme importé ?
L’un des facteurs explicatifs les plus souvent avancés pour expliquer le développement du salafisme à travers le monde est l’influence de l’Arabie Saoudite. Au milieu du XVIIIe siècle, une alliance se noue en effet en péninsule Arabique entre un chef de tribu local (Mohammed ibn Saoud) et un prédicateur religieux qui prône le salafisme, même s’il n’emploie pas le terme (Mohammed ben Abdelwahhab). Le wahhabisme devient la doctrine religieuse officielle du royaume d’Arabie Saoudite. Lorsque la première association égyptienne salafiste, Ansar al-Sunna, est créée en 1926, des liens étroits sont noués avec la patrie du wahhabisme. D’importants cadres d’Ansar al-Sunna partent ainsi travailler en Arabie Saoudite, jusqu’à accéder à des fonctions particulièrement importantes sur place (au comité des grands oulémas par exemple), tandis que les autorités saoudiennes (dont le roi lui-même) financent l’association. La proximité est telle que Stéphane Lacroix, dont les recherches précédentes ont d’ailleurs porté sur les islamistes saoudiens, estime qu’Ansar al-Sunna peut être considérée comme un « satellite saoudo-wahhabite » .
Le cas d’Ansar al-Sunna constitue toutefois plus une exception que la règle. Si la péninsule Arabique est attractive pour de nombreux salafistes égyptiens, cela n’implique pas obligatoirement une politique organisée de la part des autorités saoudiennes. Les salafistes peuvent simplement obtenir un soutien économique ponctuel d’individus saoudiens ou établir des liens commerciaux avec le pays. Par ailleurs, contrairement à ce qui a longtemps été affirmé, la « salafisation » de l’Égypte n’est pas une conséquence du retour de travailleurs égyptiens depuis le Golfe : l’intérêt pour le salafisme est le plus souvent antérieur au départ. Enfin, on peut souligner que la Prédication salafiste, qui est créée à la fin des années 1970 et qui devient rapidement la plus importante organisation salafiste égyptienne, entretient des relations compliquées avec l’Arabie Saoudite. Elle décide ainsi progressivement de mettre en avant comme références religieuses des cheikhs (savants religieux) non-saoudiens (comme le Syrien al-Albani) et présente l’Égypte, et non l’Arabie Saoudite, comme le centre du salafisme.
Une victoire dans la bataille des idées
Si l’influence saoudienne n’est donc pas complètement à écarter, les causes de l’essor du salafisme en Égypte sont surtout endogènes. Le mouvement salafiste parvient à s’imposer car il remporte la bataille des idées. À partir du XIXe siècle, un processus de « réformisme » s’engage dans un monde musulman confronté notamment à la colonisation européenne. Les salafistes s’investissent pleinement dans cet effort de redécouverte et de réinterprétation de penseurs musulmans. Rashid Rida peut être considéré ici comme une figure clef : il assure la première diffusion des idées salafistes en formant un certain nombre d’étudiants, en fondant une revue influente et en faisant republier un certain nombre d’auteurs anciens conformes à ses idées. Les « entrepreneurs de norme » salafistes s’attachent à proposer des textes accessibles au grand public, dans un contexte de croissance du lectorat en Égypte grâce aux progrès de l’alphabétisation et de baisse des coûts de l’édition.
Les salafistes contribuent ainsi à la redécouverte d’auteurs longtemps oubliés : alors qu’il était complètement discrédité parmi les élites musulmanes, le théologien médiéval ibn Taymiyya devient progressivement une référence incontournable. En sélectionnant soigneusement les textes et surtout en publiant des éditions critiques commentées et annotées, les salafistes imposent leur propre interprétation de ces penseurs. L’hégémonie intellectuelle du salafisme peut par exemple s’observer en se penchant sur le cas des Frères musulmans. Si sa doctrine religieuse est initialement très proche de l’islam traditionnel égyptien, la confrérie est partiellement salafisée : elle condamne ainsi de plus en plus clairement le soufisme (surtout à partir des années 1970) tandis que certains de ses membres attaquent violemment les chiites.
Un affaiblissement par l’État des contre-discours potentiels
Cette victoire idéologique doit également se comprendre à l’aune des relations nouées entre les autorités et les mouvements salafistes. Ces derniers rejettent l’idée d’un changement de la société par le haut et considèrent la politique comme une source de division ; leur principale préoccupation est de ne pas subir la répression de l’État pour poursuivre leurs activités. Les salafistes donnent donc régulièrement des gages de loyauté au régime, indépendamment de sa nature ou de la personnalité au pouvoir. C’est le cas par exemple en 2013 lorsque le général Abdel Fattah al-Sissi annonce le renversement du président démocratiquement élu Mohamed Morsi : l’un des dirigeants du parti salafiste al-Nour se tient sur l’estrade en soutien au coup d’État.
Inversement, les autorités n’hésitent pas à favoriser l’essor du salafisme pour lutter contre la concurrence d’autres mouvements perçus comme plus dangereux tels que les Frères musulmans ou les groupes jihadistes. Sous la présidence d’Hosni Moubarak, la Sûreté d’État protège ainsi ce qu’elle définit comme un « salafisme modéré » en tolérant l’organisation de ses conférences ou en facilitant sa prise de contrôle de certaines mosquées. C’est également avec le soutien des organes de sécurité que les salafistes obtiennent la possibilité de créer des chaînes satellitaires religieuses (ce qui est en parallèle systématiquement refusé aux Frères musulmans). Cette politique est néanmoins toujours sujette à revirement. À la suite des premières manifestations de masse des salafistes dans les années 2000, le régime semble ainsi subitement prendre conscience de la puissance de la mouvance et projette une répression massive (largement avortée dans les faits par la révolution de 2011). Le concours apporté par l’État au salafisme peut également être plus indirect : c’est notamment parce que Nasser place al-Azhar sous la tutelle du gouvernement que cette institution prestigieuse n’a plus la crédibilité suffisante pour développer un contre-discours efficace et enrayer l’essor du salafisme.
Un salafisme de plus en plus hétérogène
Il ne faut toutefois pas imaginer que le salafisme constitue un mouvement parfaitement unifié dans lequel tout le monde partagerait exactement les mêmes croyances. Stéphane Lacroix montre ainsi que la mouvance est traversée, dès son émergence, par de multiples tensions autour de rivalités personnelles, de différences idéologiques, de débats autour des modalités d’action etc. Des salafistes choisissent par exemple de tenter de renverser le régime par la violence et fondent des organisations jihadistes dans les années 1950. Par ailleurs, à mesure que le salafisme devient hégémonique dans le champ religieux, il échappe de plus en plus à ses promoteurs initiaux. Les cheikhs de la Prédication salafiste sont ainsi dépassés au début des années 2000 par l’émergence d’un « salafisme révolutionnaire » qui remet en cause un certain nombre de leurs dogme (comme le refus de la participation politique). Enfin, comme le rappelle à juste titre l’auteur, il ne faut pas oublier qu’un écart important peut exister entre les valeurs affirmées par un individu (ici l’attachement au salafisme d’une grande majorité des Égyptiens) et ses pratiques réelles.
Avec le Crépuscule des saints, Stéphane Lacroix propose une brillante et passionnante étude du mouvement salafiste en Égypte. Si le contexte politique aurait pu être ponctuellement un peu plus explicité pour les néophytes, le politiste réussit le tour de force de parvenir à restituer toute la complexité du salafisme, tout en restant d’une grande clarté.