Dans « Le Triomphe des imbéciles », l'écrivain algérien Samir Kacimi dresse le portrait satirique d'un pays où le mensonge d’État généralise la bêtise et l'illettrisme face à la complexité du monde.

Imaginez un pays où les chefs d’État qui se succèdent s’appellent tous le « Président sauveur » et où l’écriture de la pensée collective comme de l’histoire sont confiées à un inamovible « Historien officiel ». Qu’adviendra-t-il d’un tel pays à l’issue d’un mandat ayant duré quelque quatre-vingts ans ? C'est ce qu'imagine Le Triomphe des imbéciles de Samir Kacimi, écrivain algérien de langue arabe, mais aussi bilingue. Son roman, composé de deux « Livres » en miroir, est précédé d’une curieuse lettre d’un éditeur expliquant que la mission du livre est de détourner le lecteur des soucis du présent et de l’attente d’un avenir meilleur. A la question qui précède, il répond d'une manière aussi claire que drôle : la bêtise généralisée par le mensonge d’État induit un illettrisme de masse face à la complexité du monde.

 

Nonfiction : Seriez-vous d’accord pour dire qu’avec Le Triomphe des imbéciles, vous avez fait œuvre de satiriste ?

Samir Kacimi : Bien sûr, c'est un roman satirique. Une satire où le rire ressemble aux pleurs. Au début, je voulais écrire une œuvre mêlant la réalité et la fantaisie, car je crois que nous vivons dans une réalité parfois plus étrange que la fiction. Je voulais essayer de répondre à une question qui m’habite depuis longtemps : « Qui crée qui ? Est-ce les peuples opprimés qui créent le dirigeant dictateur et imbécile ? Ou est-ce le tyran qui crée les peuples opprimés et aveuglés qui lui permettent de se maintenir au pouvoir, éternellement ? ». Cette question est primordiale, parce qu’elle est directement liée au droit le plus fondamental de l'être humain : celui de rêver.

Ce droit n'est pas reconnu dans les systèmes fermés qui considèrent chaque citoyen comme un insignifiant sujet qui ne peut rêver et créer que dans les limites autorisées et imposées par le pouvoir. Dans de tels systèmes, les rêves, malgré leur simplicité, deviennent des aspirations presque impossibles. Mon expérience de vie m’inspire et face aux multiples obstacles que je rencontre, je réagis par la satire. Je parle de la réalité des marginalisés en Algérie et dans le monde arabe en général, car une vie où le logement, le mariage et le travail deviennent des rêves pour lesquels on se sacrifie est une existence futile, insignifiante.

D’un certain point de vue, j’écris en fidélité à un dicton arabe qui dit : « Le malheur pousse au rire ». Je ne sais pas qui a dit que « les peuples connus pour leur humour et leurs blagues sont les plus désespérés », mais je trouve cette expression très juste.

Votre roman évoque la richesse linguistique en Algérie et ouvre à une méditation profonde sur la destruction du langage et de la raison à laquelle œuvrent les despotes interchangeables qui se suivent à la tête de « la Capitale ». Visez-vous les formes actuelles du despotisme ?

Mon roman traite de la relation entre soumission et despotisme que le tyran installe avec son peuple et des conséquences qui en découlent. Il ne concerne pas spécifiquement l'Algérie, mais tous les pays, car la contagion despotique est universelle. L’ennemi mortel des despotismes est le langage qui devient sabre aux mains des résistants, une fenêtre qui donne accès aux visions les plus claires sur le monde. En ce qui concerne l’Algérie, et par de-là les instrumentalisations scandaleuses des langues et de la faculté humaine du langage, je dirais que la langue est un élément culturel qui m’intéresse en tant que citoyen algérien avant tout.

La langue est également le moyen le plus efficace pour exprimer ma culture, une culture diversifiée dont je n’ai pas à rougir, mais qui ne me rend pas différent des autres hommes qui vivent et circulent de par le monde. Je n'aime pas ceux qui se vantent excessivement de leur culture ou de leur identité, tout comme je n'apprécie pas ceux qui dénigrent leur propre culture et identité dans un cadre discursif essentialiste. Par exemple, je n'aime pas l'autoflagellation continue pratiquée par des écrivains comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal. Leurs écrits et déclarations publiques sont pleines d’approximations et de stéréotypes, d’erreurs sidérantes d’analyse. Pis, leurs livres et articles présentent souvent les Algériens comme un peuple haineux qui ne vit que pour « culpabiliser la France », se « venger » d’elle par une prétendue « Grande conversion à l’islam » ou « invasion migratoire ».

Pour ma part, je ne vois pas de problème avec l'islam en tant que religion qui a contribué à forger l'identité algérienne et une civilisation plurielle à travers les siècles. En revanche, ce que j'ai du mal à accepter, c'est le concept de l'islam politique et l'idée qu'un État puisse être fondé sur un élément religieux à notre époque. La liberté de conscience doit être intégrale, partout.

En tournant les dernières pages du Triomphe des imbéciles, votre roman m’a fait penser à cette Seconde Considération intempestive (1874) où Nietzsche dénonce de manière radicale l’anéantissement de toute capacité d’agir sur le présent comme sur l’avenir qu’engendre cette sacralisation d’un passé mythifié qu’il désigne comme l’« histoire monumentale ». Selon vous, que peut la littérature pour contrer la fabulation aliénante à quoi les nationalismes chauvins réduisent l’Histoire ?

L'Histoire officielle ou le catéchisme du roman national m’inspirent toujours méfiance, incroyance même. Du martèlement national d’un point de vue unique, rempli d'images fabriquées qui montrent souvent le despote comme un héros détenteur exclusif de la vérité, on ne récolte que les cendres. Une telle histoire ne reconnaît ni l’accès relatif à la vérité historique ni l'humanité de l'homme, sa faillibilité qui le rend capable du meilleur comme du pire. Par conséquent, elle ne peut être sacralisée.

Heureusement, et malgré la domination de l'« Historien officiel », nous pouvons toujours trouver d'autres points de vue dissidents. En les rassemblant et en les liant, nous formons un autre type d'histoire, celle des marges, que nous trouvons généralement dans les écrits des poètes et des romanciers, dans nombre de travaux artistiques : peintures, gravures et sculptures. Nous la trouvons aussi dans les proverbes populaires et les mythes qui sont une symbolisation de la réalité dans des formes imaginaires, ainsi que dans les chants populaires et autres œuvres de l’esprit. C'est précisément là que la littérature joue un rôle dans la relecture et la contestation de l'Histoire officielle, voire dans sa réécriture. Je crois que le message universel de la littérature consiste dans le recentrement du regard sur les histoires des marges.

Votre Alger fantastique, peuplé de personnages burlesques, forme un labyrinthe qui évoque tant le Kafka du Château que l’Orwell de 1984. Comment l’avez-vous imaginé ?

Contrairement à ce que vous pourriez penser, je n’ai pas eu besoin de beaucoup d’imagination. J'ai écrit la majeure partie de mon roman dans un café populaire à Alger, le Café Telemssani, situé non loin de la Place des Martyrs. J'y passais de longues heures, assis à observer ses clients, qui, en raison de l’emplacement stratégique du café, venaient de différentes régions du pays. On trouve parmi eux l’intellectuel éduqué, celui avec une culture limitée, l’analphabète, le passionné de politique qui ne cesse de critiquer la situation actuelle du pays, le citoyen résigné qui voit du bien en tout et partout, même dans le mal, le jeune qui vit physiquement en Algérie, mais spirituellement de l'autre côté de la mer, et, à l'opposé, le vieil homme qui, au seuil de la mort, ne manque jamais une occasion pour faire l’éloge de l’Algérie d’antan, la dépeignant comme une parcelle de paradis ou un endroit en enfer.

Au Telemssani, qui est un laboratoire littéraire, on rencontre l’Algérie dans sa diversité, ses impasses et ses contradictions : les incroyants nationalistes, les islamistes révoltés, les jeunes démocrates dépolitisés, les prolétaires de gauche comme réactionnaires, rarement les femmes, voire pas du tout. Tous ces gens m'ont permis de choisir les personnages et les événements de mes romans avec une grande facilité. Quand je me trouve dans de tels lieux populaires, je me demande pourquoi l’Algérien sourit, rêve et vit sa vie avec folie, même en l'absence de raisons pour sourire, rêver et vivre. Je ne trouve de réponse que dans l’absurdité et la comédie noire qui justifient une telle existence. Vivre dans de tels environnements est le rêve de tout romancier, car ce sont des lieux riches en histoires et en personnages étranges et fascinants.

Nombre de personnages de vos romans précédents font retour dans Le Triomphe des imbéciles. Pourquoi ?

La plupart des personnages du Triomphe des imbéciles étaient déjà présents dans mon roman précédent, Les Escaliers de Trollar. À l’origine, mon idée était de publier une œuvre en trois parties, La Trilogie de l'absurde, qui devait comprendre, bien sûr, Les Escaliers de Trollar et Le Triomphe des imbéciles qui, lui, comme vous l’aurez remarqué, se compose de deux romans : Les Folies de Duc-des-Cars et L’Imbécile lit toujours. Malheureusement, je n’ai pas trouvé d’éditeur arabe intéressé par ce projet, jugé par certains comme une folie et une prise de risque commerciale.

J’ai donc renoncé à cette trilogie et décidé de publier l’œuvre en deux romans : le premier, Les Escaliers de Trollar, raconte comment Djemal Hamidi est devenu le président du pays, alors qu’il n’était qu’un simple concierge peu instruit. J’imaginais que les Algériens se réveillaient un jour dans un monde étrange sans portes ni fenêtres et que les dirigeants ne trouvaient de solution que de nommer président un homme qui s’y connaissait en matière de portes ! Ensuite, dans la première partie du Triomphe des imbéciles, j’ai transformé tous les événements des Escaliers de Trollar en un simple cauchemar rêvé par le président. Dans la deuxième partie, j’ai aussi imaginé un étrange rêve présidentiel ayant conduit à un illettrisme de masse face au monde. Cela ressemble à un labyrinthe de rêves et de cauchemars successifs qui n’aboutissent à aucune vérité spécifique. J’aime penser que cela ressemble à notre vie d’une certaine manière, et qu’il n’y a pas d’autre échappatoire que de décider un jour de se réveiller.

Vous entretenez une certaine distance critique vis-à-vis des milieux culturels algériens. Quel genre de conformisme chez eux vous inspire une telle réserve ?

Ce qu’on appelle la scène culturelle en Algérie est une scène tristement sclérosée, un milieu hostile aux esprits créatifs, à la liberté et à l’autonomie de l’art tout court. Il y a une domination malsaine de l’institution officielle sur la culture. Cette notion est devenue synonyme même de dépendance vis-à-vis du souverain, une pure poursuite de risibles avantages matériels. Il y a une régression et un recul dangereux par rapport au rôle que l’intellectuel peut et doit jouer dans la création d’espaces permettant la diversité et la libre expression des idées et des opinions. À tel point que nous constatons l’extinction de l’intellectuel critique, porteur de visions alternatives à celles de l’institution officielle.

Je me souviens bien lorsque l’ancien ministre de la Culture, le poète Azzedine Mihoubi, a déclaré qu’il était un « intellectuel du pouvoir » et « fier de l’être ». Je me rappelle l’indignation suscitée par cette déclaration dans les milieux culturels à l’époque, une réaction qui montrait qu’il y avait encore quelques intellectuels doués de raison et de courage.

Les pathologies dont souffrent les intellectuels courtisans triomphent, asphyxient la scène culturelle en Algérie. Au lieu de cultiver un idéal cosmopolite, ils ne se nourrissent que de faux et inutiles clivages renforçant l’autoritarisme : l’arabophone ne s’associe pas au francophone, ne le lit pas et n’envisage guère de le lire ; le francophone se montre supérieur à l’arabophone et ne reconnaît aucunement son existence. Ni l’un ni l’autre ne connaissent la littérature écrite en tamazight et la considèrent comme une simple littérature fabriquée par les autorités, bien qu’elle soit le fruit de grands et douloureux sacrifices. Et c’est pour ces raisons que je préfère toujours garder mes distances vis-à-vis de toute institution officielle pour protéger mon œuvre littéraire et mon terreau narratif.