Frédérique Aït-Touati étudie les rapports qu’entretiennent la fiction et l’astronomie au XVIIe siècle.
De prime abord, la démarche scientifique et la fiction semblent s’opposer : l’une aurait le privilège de l’observation, l’autre de l’imagination ; l’une serait en prise sur les phénomènes concrets, observables dans le monde réel, quand l’autre serait éloignée de la réalité. Cette opposition remonte au XVIIe siècle : elle est mobilisée par Johannes Kepler qui critique la préface d’Andreas Oisander aux œuvres de Copernic – préface dans laquelle Oisander affirme que les idées de Copernic ne sont que des hypothèses mathématiques, et que Kepler rejette comme étant une « fiction ». Mais Frédérique Aït-Touati examine dans son livre Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes la complémentarité de la fiction et de l’astronomie au XVIIe siècle, et montre même leur caractère indissociable.
L'astronomie fait en effet vaciller cette opposition entre la fiction et le discours scientifique. Par définition, elle porte sur des entités lointaines, en grande partie inaccessibles au regard. Au XVIIe siècle, en outre, cette discipline est reléguée au second plan, de sorte que les astronomes sont considérés comme de simples géomètres : « Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les astronomes n’ont qu’un rôle secondaire dans l’université. Ils sont chargés de calculer le trajet des planètes, et non de comprendre la nature et la structure de l’univers, tâche réservée aux philosophes et aux théologiens. » Dès lors, le recours à la fiction constitue pour eux un moyen d’expérimenter leurs hypothèses et de légitimer leur savoir. Autrement dit, la fiction devient un terrain de recherche à part entière : elle joue donc un rôle essentiel dans la « révolution astronomique » qui s’opère au XVIIe siècle.
Tout au long de la période qui nous intéresse, l’héliocentrisme est au cœur des réflexions. Les idées de Copernic sont connues, mais elles continuent à susciter le débat, en particulier au début du siècle. Les astronomes s’emploient donc à montrer que la Terre tourne sur elle-même, et autour du Soleil, ce qui revient littéralement à mettre l’univers en mouvement.
Voyage dans l’espace
Le premier chapitre du livre s’intéresse à l’influence des récits de voyage sur les fictions lunaires. Les thèses de Copernic ont en effet ouvert la possibilité de se représenter l’espace comme un univers infini. Aussi les astronomes reprennent-ils à leur compte quelques-uns des traits qui caractérisent les récits d’exploration du Nouveau Monde : le principe de l’autopsie, par exemple (qui consiste à narrer ce que l’on a vu de ses propres yeux), ou encore la structure ternaire (trajet d’aller, description du nouveau lieu, trajet du retour). C’est ce qui est à l’œuvre dans les premières pages de L’Astronomie nouvelle (1609) de Kepler. Pour Frédérique Aït-Touati, ce texte inaugure non seulement une nouvelle astronomie, mais une nouvelle manière d’écrire l’astronomie. Kepler, rompant avec la fixité des traités inspirés d’Aristote, entreprend de relater les étapes de ses découvertes ; non seulement ses avancées, mais aussi ses errances. Il inscrit donc sa réflexion dans une chronologie, comme le faisaient les explorateurs du Nouveau Monde.
Ainsi, les astronomes travaillent de nouvelles formes littéraires, en prise sur la nouvelle conception du monde inaugurée par Copernic et défendue ensuite par Galilée. L’invention du télescope joue, d’ailleurs, un rôle important dans cette évolution. Cet outil permet en effet d’« actualiser […] la métaphore du voyage », en donnant au déplacement sur la Lune une dimension concrète. Un changement majeur s’opère donc dans la façon d’écrire et de penser l’astronomie. Il ne s’agit plus seulement de mesurer et de décrire, mais d’explorer l’espace, suivant la métaphore de l’astronome-voyageur. « Le traité astronomique nouvelle manière, écrit Frédérique Aït-Touati, propose moins une suite organisée d’arguments selon un ordre strictement logique qu’un voyage d’exploration, révélant les plus extraordinaires découvertes au cours d’un récit ».
De la Terre à la Lune
Les fictions astronomiques du XVIIe siècle entreprennent également d’envoyer, littéralement, l’homme sur la Lune. Le chapitre 2 est ainsi consacré au Songe (1610) de Kepler, un texte déconsidéré par les historiens des sciences que Frédérique Aït-Touati réhabilite. Ce récit allégorique, dans lequel un démon raconte comment il mène les hommes sur la Lune, était considéré par son auteur comme un texte sérieux. Suite aux malentendus qu’il a engendrés, l’astronome a entrepris, entre 1611 et 1630, de l’expliquer au moyen de nombreuses notes. Au moment où il écrit le Songe, Kepler est l’un des premiers, avec Galilée, à défendre ouvertement les thèses de Copernic sur l’héliocentrisme. Il le fait au moyen de cette étrange fiction lunaire, où les habitants de la Lune sont décrits. Mais, comme le montre l’autrice, rien n’est laissé au hasard dans ce récit apparemment fantaisiste. La description de la Lune, par exemple, rompt avec la théorie d’Aristote qui postulait une différence fondamentale entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. De plus, en adoptant le point de vue des habitants de la Lune, Kepler accrédite les thèses coperniciennes : comme nous, ils ont le sentiment que les autres planètes se meuvent autour d’eux, et que la leur est fixe.
Mais ce qui retient tout particulièrement l’attention de l’autrice est l’expérience de pensée à laquelle se livre Kepler. Ce dernier imagine en effet à quoi pourrait ressembler le lancement d’un homme sur la Lune, selon une trajectoire verticale. Ce faisant, il accorde une grande importance aux aléas matériels et physiques d’une telle envolée – il faudrait, écrit-il, endormir les hommes avec de puissants narcotiques, pour leur permettre de ne pas souffrir de l’accélération ni du manque d’air. Or, cette attention portée aux conditions du voyage lunaire se veut une réponse à l’expérience proposée par Tycho Brahe, un adversaire des thèses coperniciennes, qui proposait de lancer deux boulets de canon de manière horizontale à la surface de la Terre (l’un vers l’est, l’autre vers l’ouest) pour démontrer qu’elle ne tourne pas sur elle-même. À ce tir horizontal, Kepler répond donc par un tir vertical qui lui permet de tester le principe de relativité établi par Galilée – selon lequel tout mouvement dépend de son plan de référence. « Seul un tir vertical, en permettant l’arrachement à l’attraction terrestre, peut permettre de constater effectivement son mouvement. La fable lunaire permet d’accomplir ce qui n’était pas possible sur Terre : prouver son mouvement en se soustrayant à son influence. » En somme, le Songe de Kepler n’est pas une divagation : il s’agit d’un ouvrage expérimental, qui inscrit le voyage lunaire dans l’ordre du possible.
Dès lors, par quels moyens se rendre sur la Lune ? Les techniques de vol sont étudiées au chapitre 3. Au XVIIe siècle, la question de savoir comment l’on pourrait s’envoler sur la Lune passionne autant les écrivains que les astronomes. En Angleterre, par exemple, John Wilkins et Robert Hooke, tous deux savants renommés, imaginent des dispositifs en ce sens. Frédérique Aït-Touati trace un parallèle entre leurs inventions et le récit de Francis Godwin, L’Homme dans la lune (1638), qui narre, à la même période, le voyage d’un homme sur l’astre lunaire, au moyen d’un chariot conduit par des cygnes. Elle observe une continuité entre la fable et le discours savant. En effet, Wilkins prend au sérieux la proposition de Godwin. Il écrit ainsi dans sa Magie mathématique (1648) : « Bien que cela puisse sembler une étrange proposition, elle n’est pas plus improbable que de nombreux autres arts, où l’industrie d’hommes ingénieux a instruit des animaux sauvages. » En d’autres termes, la fiction inspire les hypothèses savantes en les inscrivant dans l’ordre du possible.
En France, c’est Cyrano qui est le premier à proposer une fiction d’inspiration scientifique. Mais les États et Empires de la Lune et du Soleil (1657) ne sont pas simplement des fictions plaisantes, destinées à dissimuler des idées hétérodoxes. L’autrice s’inscrit en faux contre une telle interprétation. En effet, loin de « cacher » l’héliocentrisme sous les atours de la fable, la fiction imaginée par Cyrano l’exhibe. Plus encore, l’écrivain en fait le point de départ d’une infinité d’autres voyages, et le support de ses idées dissidentes en matière de religion. Ainsi, l’envol du personnage d’Enoch se présente comme une parodie des ascensions bibliques. La fiction ne sert donc à pas à Cyrano de « masque » pour défendre l’héliocentrisme en des termes couverts ; au contraire, c’est l’héliocentrisme qui sert de point de départ à une critique des images pieuses.
Conjectures et voyages lunaires
Une autre modalité du voyage lunaire est examinée au chapitre 4 : il s’agit du voyage « intellectuel » ou conjectural, effectué au moyen de l’hypothèse. Frédérique Aït-Touati s’intéresse ici à l’analogie entre le fonctionnement de l’univers et le monde comme théâtre. Cette analogie est particulièrement présente dans les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Fontenelle. Si le monde est un théâtre ou un opéra, on doit pouvoir en apprécier la beauté sans en voir les ressorts. Il ne s’agira donc pas ici, pour le philosophe, de narrer l’envol d’un héros picaresque sur la Lune, car cela reviendrait à exhiber la machinerie qui préside au spectacle. Mais Fontenelle nous convie tout de même à un voyage, qui s’effectue par la pensée et la conversation, au détour des dialogues entre l’auteur et le personnage fictif de la marquise. Dans ce texte, en effet, l'auteur invite son interlocutrice à imaginer d’autres mondes habités. Il recourt pour cela aux hypothèses, selon le principe du « pourquoi non ? ». L’idée sous-jacente à ce dispositif est que l’on peut connaître l’inconnu à partir du connu, ce qui revient à conférer à l’imagination un pouvoir quasi illimité. Aussi Fontenelle manie-t-il l’analogie jusqu’à déconcerter son lecteur, comme lorsqu’il compare les hommes et les abeilles. Dès lors, il ne reste plus grand-chose, dans les Entretiens, des voyages picaresques de Cyrano ou de Godwin : « L’espace céleste inconnu dans lequel évoluaient les téméraires voyageurs célestes s’est mué en toile de fond lointaine [d’une] scène galante. Si l’on s’aventure dans l’espace cosmique, c’est désormais par la pensée. »
De ce point de vue, le Cosmotheoros de Christiaan Huygens (1698), examiné au chapitre 5, présente des similitudes avec l’œuvre de Fontenelle. Il s’agit en effet d’un voyage conjectural, qui repose lui aussi sur une analogie entre le monde et la machine. Mais la « machine » en question n’a pas le même sens chez Huygens que chez Fontenelle. En effet, elle n’est plus simplement une métaphore, mais bel et bien un modèle permettant de comprendre l’organisation du cosmos. Huygens, célèbre pour ses découvertes sur les anneaux de Saturne, a d’ailleurs conçu un « Planétaire » – qu’il appelle aussi son « Automate » –, représentation de l’espace en modèle réduit, qui permet d’embrasser du regard les proportions de l’univers. C’est sur le modèle de ce « Planétaire » qu’est écrit le Cosmotheoros. Huygens propose d’observer la Terre depuis Saturne, selon le principe de l’anamorphose, et il postule que ce qui est observable sur Terre doit nécessairement s’observer ailleurs, en vertu de la providence. Mais Huygens, contrairement à Fontenelle, ne recourt pas à l’imagination fictionnelle. S’il envisage l’existence de « planéticoles » – habitants d’autres planètes qui nous ressemblent – c’est sur un mode conjectural et en restant conscient de la fragilité de son édifice théorique.
En somme, la fiction joue un rôle essentiel dans l’élaboration d’une « astronomie nouvelle » au XVIIe siècle. Il serait définitivement réducteur de ne voir en elle qu’un divertissement, un moyen de vulgarisation des connaissances ou un « masque » porté par les défenseurs de l’héliocentrisme. Bien au contraire, elle participe de l’élaboration d’un nouveau savoir, en permettant aux écrivains – aux astronomes, en premier lieu – d’expérimenter, dans un monde possible, des hypothèses physiques. Prenant appui sur de nombreux extraits et documents iconographiques, ce livre nous invite donc à redécouvrir la place de la fiction dans la production des hypothèses scientifiques. On y découvre que les astronomes du XVIIe siècle étaient dotés d’une grande imagination, et qu’ils ont écrit des textes magnifiques. Le lecteur peu familier des sciences peut s’aventurer sans crainte dans la lecture des Contes de la Lune, car l’autrice jalonne sa réflexion de reformulations éclairantes et l’ouvrage comporte de courtes notices biographiques, qui récapitulent les apports de chacun des savants mentionnés à l’astronomie.