Les écrits et dessins de Nicolas de Staël produits lors de son voyage au Maroc dans les années 1930 donnent à lire l'expérience sociale, émotionnelle et artistique d'un peintre en devenir.

Que va chercher un jeune peintre d’origine russe dans le Maroc colonial des années 1930 ? Comment un tel voyage pourrait inspirer son œuvre et sa vision esthétique ? Que nous révèle la production écrite et visuelle née d’une telle expérience ? Entre juin 1936 et octobre 1937, Nicolas de Staël, âgé alors de vingt-trois ans, se rend au Maroc où il passe quinze mois à peindre, écrire et voyager. Les éditions Arléa ont eu l’heureuse idée de publier un livre qui comprend, en plus d’un essai, « Les gueux de l’Atlas », publié en partie dans la revue Bloc en 1937, quinze lettres adressées par de Staël à ses parents adoptifs et un journal intitulé « Cahier du Maroc ». Une publication qui coïncida avec l’exposition des œuvres de Nicolas de Staël à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne jusqu’au 9 juin dernier.

Un « voyage initiatique »

Issu d’une famille ayant fui la révolution russe de 1917, Nicolas de Staël est recueilli avec ses deux sœurs par une amie de sa mère qui les confie au couple Fricero à Bruxelles. Après avoir entamé des études de dessin en 1933 et effectué deux voyages dans le sud de la France (1934) puis en Espagne (1935), de Staël se rend en juin 1936 au Maroc, alors sous protectorat franco-espagnol, avec deux camarades de promotion de l’Académie des Beaux-Arts. De Rabat à Marrakech, en passant par le Moyen- et le Haut-Atlas, la découverte du Maroc marquera profondément le jeune peintre. Dans sa présentation, Marie du Bouchet, petite-fille du peintre, parle à juste titre d’un « voyage initiatique » qui révèle une vision de la peinture comme « le lieu d’un engagement existentiel total et non le prétexte à travailler formes ou matériaux ».

Financé par le baron Jean de Brouwer, un collectionneur bruxellois, le voyage de Nicolas de Staël est marqué par des rencontres décisives sur place (dont celle de l’artiste Jeannine Guillou qui deviendra sa future épouse) mais aussi par l’obligation d’envoyer des tableaux à son mécène et la difficulté de renouvellement de son visa pour prolonger son séjour. Ainsi, Le Voyage au Maroc se lit à la fois comme un précieux témoignage sur le Maroc colonial des années 1930 et une traversée poignante de la pensée et des questionnements d’un peintre en devenir. Si le livre s’inscrit dans la longue tradition des voyages de peintres français au Maroc (Delacroix, Matisse, etc.), ici « le rythme de l’écriture épouse celui des découvertes, et le mouvement des réflexions » suscitées par une observation minutieuse de la société marocaine.

Hommage au « grand peuple berbère »

Écrit entre octobre et décembre 1936, « Les gueux de l’Atlas » donne à lire, dans les mots de Marie du Bouchet, « un témoignage à la fois ethnologique et esthétique sur la vie au Maroc ». En effet, l’ouverture de l’essai donne le ton : « Ceux qui écrivaient l’histoire pour le compte des sultans ont toujours eu un mépris profond pour les Berbères de la montagne. » Dénonçant la violence des « grands seigneurs du Sud », de Staël pointe le fossé qui sépare les hommes de pouvoir, les vrais « gueux » à ses yeux, dont El Glaoui, le puissant pacha de Marrakech, du « grand peuple berbère », digne, travailleur et attaché à sa terre.

Ce qui frappe le plus dans cet essai est le regard méticuleux, presque sociologique, que jette de Staël sur le Maroc. Qu’il observe des pauvres qui dorment « blottis aux murs des palais de leurs princes » ou qu’il décrive le monde comme « un odieux théâtre où quelques gens confortablement assis regardent en souriant souffrir les autres », de Staël s’attarde souvent sur le poids des injustices et des inégalités. En même temps, du Ramadan à la fête de l’Aïd, en passant par les cérémonies de mariages et les portraits des paysans et des citadins, le jeune peintre s’emploie à décrire les ambiances et à restituer les rituels avec leur « frénésie musicale, obsédante ».

Fascination esthétique et réalité coloniale

Il ne serait pas exagéré de dire que de Staël est subjugué par un Maroc ancestral qui fonctionne comme le miroir inversé de l’Occident : « Dans leurs moindres gestes, les Berbères vibrent de vie, de vie brûlante, et si le supérieur dans l’échelle du vital est bien de vivre, il n’y a plus aucun doute : c’est nous qui sommes des sauvages. » Tout au long du texte, de Staël établit des parallèles entre les cultures marocaine et occidentale, comme pour se familiariser avec son nouvel environnement et peut-être donner des repères à son lecteur. Ainsi, les paysans berbères qui labourent « font penser à la Bible », les Chleuhs qui dansent sont « comme les bonhommes en or du clocher de Nivelles », les spahis « font penser aux cosaques de Baudelaire » alors qu’un concert de musiciens lui évoque « la messe de Charles V de Guillaume de Machaut ».

Néanmoins, le foisonnement de ces parallèles révèle que bien des aspects de la société marocaine demeurent hermétiques et inaccessibles au jeune peintre. Ainsi, les Berbères « semblent faire partie du ciel » et leur musique « venir tellement d’un autre monde, de quelque autre planète inconnue ». Par moments, tout semble entouré d’une aura mystique qui célèbre la rencontre des cultures et le syncrétisme religieux : « Les luths accordés aux guitares et nos rêves vont de la pensée musulmane du christianisme à la pensée chrétienne de l’Islam. » Attentif au rythme et à l’harmonie des paysages marocains, de Staël n’élude pas pour autant la réalité coloniale, dénonçant « l’impertinence de ces Européens qui réclament un retard de vingt-deux mois de loyer », l’altération des espaces et des coutumes en raison de l’intervention des Français, mais aussi la sexualisation des corps colonisés, comme quand il évoque ces militaires qui viennent « voir des femmes nues roses comme du massepain, danser sans passion devant un poêle noir ».

Une écriture visuelle

Dans la partie inédite de l’essai, l’écriture se fait plus brève et les phrases plus ramassées. Organisé suivant le parcours du jeune peintre, le texte répertorie les noms des villages visités, analyse les jeux d’ombre et de lumière, note l’effet envoûtant des lignes et des couleurs tout en regrettant l’impact de la modernisation qui efface le savoir-faire ancestral. Là encore, de Staël salue la résistance des Berbères, leur refus de l’autorité des caïds, leur lien indéfectible à la terre et leur gloire passée qui s’étend « des portes de Tolède à Tombouctou ».

L’écriture visuelle et sensible du jeune peintre s’incarne souvent dans des images saisissantes : une mendiante à demi nue, des notes de cithare qui « sautillent comme des diables », les bracelets d’une femme juive ou de simples pruneaux posés sur une natte. En restituant des fragments de conversations, de Staël cherche à réinscrire la vitalité des lieux dans ses propres notes. Mais ici comme ailleurs dans le livre, quelque chose échappe toujours à la perception du jeune peintre. La danse des femmes amazighes, par exemple, figure « un vaste mouvement que nos yeux ne perçoivent pas plus que les mouvements de certains astres ». De Staël est conscient que ce Maroc qui le fascine tant demeure, par certains égards, hors de sa portée.

Les tourments du jeune peintre

Dans les lettres envoyées par de Staël à ses parents adoptifs entre 1936 et 1937, le lecteur entre dans l’intimité du jeune peintre. Si la fascination pour la « grâce naturelle » des Marocains est intacte, l’écriture se fait à la fois plus poétique et plus tourmentée. Le regard du peintre évoque la splendeur des habits, le souffle romanesque du peuple (il compare un douanier à un personnage de Gogol !),s’attardant sur les « gestes d’offrandes » des palmiers et sondant la « loi des couleurs » pour apprécier un peu plus la beauté des paysages. Là encore, de Staël dénonce le « snobisme vainqueur » des Français (le jeune peintre ne sera naturalisé français qu’en 1948) et la logique aliénante de la colonisation qui perpétue la misère et transforme en profondeur la société marocaine : « On ne conserve l’artisanat qu’au nom de l’esthétique, après avoir tout démoli en Algérie. » Et plus loin : « Le peuple des rêveurs a été vaincu par le peuple des centimistes. »

Les lettres révèlent surtout l’angoisse du jeune peintre qui s’interroge sur sa capacité à réaliser son projet artistique : « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement. » Conscient de la distance qui le sépare du Maroc, il défend une conception intériorisée de la peinture : « Tout doit se passer en moi. C’est avec le besoin intérieur, intime, qu’il faut dessiner. » C’est peut-être à partir de cette tension entre le désir de saisir le monde extérieur et le besoin de peindre à partir de l’intérieur qu’on peut comprendre le ravissement du jeune peintre : « Le Maroc est tellement beau qu’il faudrait y faire une académie de peinture, les couleurs étant d’une vivacité et d’un calme en même temps comme nulle part ailleurs, et quant au dessin, l’antique traîne les rues. »

Notation, orientalisme, autoportrait

Occupant la dernière partie du livre, le « Cahier du Maroc », commencé en juillet 1937, est composé d’une série de pensées instantanées, sans réelle construction, portant sur un large éventail d’éléments : un croissant de lune qui monte, des mains de paysans ramassant des olives, des silhouettes de passants et d’oliviers, un chant chleuh qui « suit les notes des arbres » et des couleurs qui « donnent l’impression de rêve ». Si la pratique de la notation confirme la richesse des paysages et la complexité du regard du peintre, les quinze croquis qui accompagnent les fragments traduisent une profonde recherche esthétique. Là encore, le moindre détail constitue le point de départ du travail artistique : une silhouette d’homme, une porte mauresque, une tête d’enfant, des études d’ânes, de djellabas ou de femmes assises. La reprise récurrente des dessins et l’ondulation des lignes donnent un aperçu de l’approche minutieuse et exigeante du peintre.

Il n’en demeure pas moins que ce Voyage au Maroc porte aussi les traces d’un orientalisme latent qui se manifeste non seulement à travers la fascination effrénée pour le Maroc et sa population mais aussi dans des généralisations ponctuelles et des descriptions réductrices ou problématiques, comme quand de Staël écrit que « les Arabes n’ont jamais une tête joyeuse. Pensifs, absorbés, ils regardent avec indifférence » et que les juifs du Mellah « n’ont pas l’air de faire du commerce mais de gratter les sous », ou encore quand il compare une très belle femme arabe « aux yeux tellement sensibles » à une figure « ange et démon ». Enfin, le lecteur averti ne peut qu’éprouver un certain malaise face à la description appuyée de la beauté d’un enfant de quatre ans et les libertés que s’autorise de Staël vis-à-vis de son modèle, ce qui n’est pas sans rappeler la position dominante des peintres occidentaux dans un contexte colonial.

En somme, il y a dans Le Voyage au Maroc un condensé de l’expérience émotionnelle et artistique d’un jeune peintre qui cherche à définir les fondements de son art en le confrontant à une altérité marocaine qui séduit, instruit et déstabilise. Pour de Staël, le Maroc est plus qu’un espace géographique ou culturel : il est une école du regard et des couleurs, le terrain d’une immersion esthétique et sociale, mais aussi l’incarnation d’une époque où les rapports de pouvoir sont exacerbés par la violence coloniale et l’image d’un Occident qui continue de se regarder et de s’interroger dans le miroir de l’Orient. En dressant en filigrane le portrait d’un de Staël à la fois itinérant et isolé, fasciné et tourmenté, ambitieux et inquiet, ce livre précieux permet d’éclairer un peu plus l’originalité de son œuvre et peut-être aussi son destin tragique qui culmine avec son suicide en 1955.