Enquête sur l'industrie mondialisée du vêtement usagé, qui bien loin de ralentir et de réguler l'industrie textile, la complète et la renforce.

Le recyclage ou plutôt le réusage des vêtements usagés a gagné pour nous en visibilité avec la multiplication des plateformes et des boutiques dédiées. Il a aussi son envers, comme l'illustre magistralement la jeune anthropologue Emmanuelle Durand, dans L'Envers des fripes (Premier Parallèle, 2024), tiré de sa thèse à l'EHESS et particulièrement bien écrit, où l'on décrouvre que l'industrie textile, l'une des premières entrées dans la mondialisation, se double d'une industrie du vêtement usagé, tout aussi mondialisée et ce depuis aussi longtemps, et qui répercute les évolutions que connait la première.

 

Nonfiction : La production de masse alimente la vente de vêtements de seconde main, dont une petite partie est écoulée dans les pays développés, tandis que l’essentiel est revendu dans les pays de l’Est et du Sud. Vous avez choisi de remonter la filière en partant du Liban, des magasins de fripes de Beyrouth aux entrepôts de Tripoli, en vous intéressant aux acteurs et à leur histoire, jusqu’aux grossistes de la banlieue de Bruxelles (mais qui aurait pu aussi être celle de Hambourg), où ils s’approvisionnent, et que l’on découvre, dans le livre, en train de délocaliser leurs activités à Dubaï. Pourriez-vous rappeler les conditions socio-historiques qui ont permis à la filière « libanaise » que vous étudiez de s’organiser ainsi ?

Emmanuelle Durand : Avant toute chose, il me semble important de rappeler que la dimension globalisée des circulations marchandes de vêtements usagés est très ancienne historiquement. En effet, dès le XIXe siècle, le Carreau du Temple à Paris – qui constitue alors un lieu emblématique de ce commerce – exporte à l’international des textiles d’occasion.

L’exportation de ces matérialités singulières (entre objet jeté ou donné, déchet et marchandise en devenir) s’amplifie au fil du XXe siècle et de son contexte colonial marqué par une série de troubles géopolitiques. Au lendemain des deux conflits mondiaux, le geste caritatif du « don vestimentaire » apparaît et les empires coloniaux organisent, par « bienfaisance », l’exportation de ces quantités de vêtements vers leurs territoires coloniaux. C’est ainsi qu’au Liban, sous mandat français, la filière commerciale de la fripe s’organise grâce au dynamisme marchand des populations réfugiées – les Arméniens, notamment, à cette époque, puis les Palestiniens et les Syriens. Ce détour temporel permet d’éclairer la profondeur historique de l’ancrage des populations en exil au sein de cette activité commerciale localement peu valorisée, voire dévalorisante.

Entre le moment où le vêtement est jeté – par un geste d’abandon ou une pratique de don – et celui où il est re-commercialisé, il existe toute une chaîne de production qui consiste à ré-attribuer de la valeur à la matérialité détritique de façon à la rendre à nouveau désirable, et donc commercialisable. Au fil de ces multiples étapes, le vêtement, compacté en balles de 50 kilos en moyenne, fait l’objet de nombreuses transactions marchandes qui, toutes, se réalisent à l’aveugle : à l'exception de la catégorie (niveau de qualité) et du type de marchandises (hommes, femmes, enfants ; robes ou tee-shirts), l’acheteur ne sait pas de façon précise de quoi est composée la balle achetée.

Une telle organisation économique suppose donc que les acteurs de la filière identifient des intermédiaires fiables et des « bons plans », de façon à limiter les risques de mauvaises affaires. Pour contrer cette incertitude, le secteur de la fripe s’organise donc selon des relations de confiance et repose sur des régimes familiaux et/ou communautaires qui dessinent une filière syro-libanaise, de Beyrouth à Bruxelles en passant par Tripoli et Dubaï.

La faible valeur de la marchandise implique que seuls des coûts très bas permettent à la filière de prospérer, et les conditions de travail des employés, dont l’activité consiste surtout dans des opérations de tri, de conditionnement et de manutention, sont assez épouvantables. Pourriez-vous en dire un mot ?

Ce n’est pas tout à fait cette relation de causalité qui alimente les conditions de travail problématiques que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein des différents entrepôts d’import-export de vêtements d’occasion. Comme évoqué précédemment, bien que l’objet (le vêtement) soit « déjà-là », il nécessite toute une série d’opérations manuelles de revalorisation pour être transformé (et donc produit) en marchandise à nouveau convoitée, désirable et donc re-commercialisable : le tri, le conditionnement, le transport, la manutention, la réparation, parfois. Si elles s’avèrent souvent ingrates et pénibles (les vêtements sont parfois souillés), ces activités multiples sont extrêmement coûteuses en main-d'œuvre dans la mesure où elles sont difficilement automatisables (à noter qu’il existe de timides et limitées tentatives de tri par infrarouge) : elles nécessitent les compétences techniques et les gestes manuels de femmes et d’hommes qui portent, soulèvent, touchent, sentent, lisent l’étiquette et ainsi opèrent le tri, la catégorisation, l’organisation de la circulation et la re-valorisation du textile usagé.

On observe ainsi que dans une recherche de profits, les grossistes tendent à réduire leurs coûts de production en jouant sur la rémunération de la main-d'œuvre. Cette logique se traduit par une délocalisation des opérations de production – notamment du tri – vers des pays et/ou des espaces à la réglementation avantageuse (les zones franches) où ils peuvent recourir à une force de travail à bas coûts.

En amont, la collecte est assumée par des associations de quartier, comme celle au cœur de Paris dont vous décrivez le fonctionnement, ou par des entités de plus grande taille, comme Le Relais, qui appartient à l’économie sociale et solidaire, mais également des groupes privés, qui collectent les vêtements dans des conteneurs, recyclent éventuellement la partie qui peut l’être, revendent le reste à des grossistes et en détruisent sans doute une partie. Cette étape est toutefois peu étudiée dans le livre : comment s'organise-t-elle ?

Concernant les activités de collecte de vêtements usagés, il existe en effet une diversité d’acteurs au sein de la filière (de l’association de quartier à l’entrepreneur privé, en passant par l’antenne locale d’associations nationales et l’ONG). À cette étape, chacun opère à sa manière : bennes, points d’apport volontaire, dons en mains propres ou encore campagnes de collecte.

Certains de ces acteurs réalisent un premier travail de tri (l’écrémage), afin de mettre de côté le textile pouvant alimenter leurs activités (revente et/ou don). Les vêtements surnuméraires ne correspondant pas aux critères de sélection sont relégués à d’autres acteurs de la filière chargés de poursuivre leur prise en charge. Entre leurs mains, les opérations de tri et de catégorisation se poursuivent, ainsi qu’évoqué plus tôt. Le textile trop abîmé (délavé, troué, tâché ou encore élimé) ne pouvant faire l’objet d’une revente est écarté des circuits de commercialisation, pour être recyclé (notamment les vêtements en cotons) ou réemployé à d’autres fins (transformé en chiffons pour l’industrie automobile, par exemple).

Toutefois, les freins techniques et financiers au recyclage sont nombreux. En effet, cela nécessite de séparer les fibres textiles à partir desquelles les vêtements sont confectionnés : autant d’opérations qui sont ou trop onéreuses ou insuffisamment maîtrisées techniquement. C’est ainsi que quantité de vêtements – passés de mode ou présentant un certain état d’usure – rejoignent les circuits mondialisés de la fripe, où ils sont revendus en gros, puis au détail, à moindre coût.

Certains d’entre eux encombrent les étals des marchés et les allées des entrepôts durant des mois, des années parfois. Faute d’écoulement des stocks (pour la plupart défectueux) et afin de remédier à cet engorgement, quelques acteurs s’en débarrassent, en les déposant sauvagement en lisière de rivières, en bord de mer ou au cœur de déserts. De façon à camoufler ces pratiques de (re)jet alimentant des montagnes de déchets (que des photographies ont visibilisé), les vêtements sont parfois brûlés ; leur combustion émet des gaz polluants produisant des effets de contamination des sols, des écosystèmes et des corps chez les populations voisines.

Cette réalité témoigne d’un effet pervers de l’économie mondialisée du vêtement usagé qui, sous prétexte de re-commercialisation, éloigne les vêtements indésirables et externalise leur gestion à des acteurs des pays des Suds, selon des relations de subordination, qui rejouent des inégalités socio-spatiales dans le traitement des matières détritiques.

Vous montrez que l’engouement récent pour le vintage et le développement des plateformes de revente réduisent l’offre de vêtements ou dégradent leur qualité pour les associations, réduisant au passage le rendement du travail des bénévoles. Pourriez-vous en dire un mot ?

L’un des enjeux de ce livre est d’éclairer en quoi l’arrivée des plateformes numériques vient bouleverser certains segments de la filière mondialisée de la fripe. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les pratiques d’achat-vente sur les applications impactent et fragilisent les activités solidaires de collecte et, in fine, le commerce libanais auquel je me suis intéressée de plus près au fil de cette enquête ethnographique.

À cet égard, il est important de préciser que la quantité de vêtements collectés et triés par les acteurs associatifs de la filière ne baisse pas nécessairement ; c’est bien leur qualité qui, en revanche, chute considérablement. Ce phénomène est le résultat d’une double dynamique : la baisse de qualité de la production textile d’une mode jetable et à bas coûts, d’une part, et la concurrence de l’économie de plateforme, d’autre part. Ainsi, il ne me semble pas adapté de parler d’une quelconque « réduction du rendement » du travail bénévole, bien au contraire ! Les bénévoles qui s’engagent dans de telles activités assurent la prise en charge de quantité de textile, souvent très usagé. Dans certains cas, leurs activités solidaires relèvent davantage d’un travail de gestion de déchets que de réemploi de dons vestimentaires, ce qui peut avoir pour effet d’alimenter une dévalorisation symbolique de l’engagement bénévole.