Comment tendre vers la cohésion sociale sans mixité scolaire ? Quels sont les mécanismes de la ségrégation entre collèges ? Quels en sont les effets ? Et comment y remédier ?

Notre système éducatif est l'un de ceux, parmi les pays développés, où les parcours scolaires des élèves sont les plus fortement déterminés par leur milieu d'origine et où les écarts entre les élèves favorisés et défavorisés socialement sont les plus importants.

Dans une société où la réussite sociale est fortement conditionnée par le parcours scolaire, c'est là la marque d'une injustice criante. La ségrégation scolaire entre établissements, et en particulier entre collèges, y contribue fortement, même si ce n'est pas le seul élément à considérer. La concentration des difficultés sociales dans un établissement est en effet préjudiciable à la réussite des élèves.

La France a laissé se développer des établissements-ghettos où les milieux sociaux ne se mélangent plus. De nombreux élèves sont ainsi socialisés dans des environnements qui leur offrent peu d'occasion d'interagir avec des élèves de milieux sociaux différents. Ce qui soulève un enjeu de cohésion nationale, qui dépasse largement la question des performances scolaires.

Comment évaluer le niveau de ségrégation, les mécanismes à l’œuvre, les effets de cette ségrégation et finalement les moyens d'y remédier ? C'est tout l'objectif du livre Vers la sécession scolaire ? (Fayard, 2024) que vient de faire paraître l'économiste Youssef Souidi. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son travail à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On dispose désormais de données nombreuses pour évaluer la mixité sociale au sein des établissements, et en particulier des collèges. Celles-ci permettent notamment de faire la part entre la ségrégation résidentielle et la ségrégation scolaire. Pourriez-vous en dire un mot ?

Youssef Souidi : Dans le débat public, la ségrégation scolaire est souvent considérée comme un reflet de la ségrégation résidentielle : l’habitat étant lui-même ségrégué, n’est-il pas logique que cette situation se reproduise dans les établissements scolaires ? L’analyse des données aujourd’hui disponibles remet ce constat en cause : les écarts de composition sociale entre établissements sont, par endroits, des miroirs grossissants des écarts de composition sociale entre quartiers.

Il existe plusieurs manières d’appuyer ce constat. Avec le sociologue Hugo Botton, dans un article pour La Vie des Idées, nous avons cherché à chiffrer le nombre d’élèves scolarisés dans un collège à la composition sociale très défavorisée, situé à moins de 15 minutes à pied (une distance raisonnable pour un collégien) d’un collège à la composition sociale favorisée ou très favorisée : il s’élève à 92 000. Autrement dit, des établissements proches géographiquement peuvent avoir des compositions sociales très différentes.

Une autre manière de dresser ce constat est de regarder à quel point un élève fréquente un collège à la composition sociale similaire à celle de son quartier. Les élèves socialement défavorisés fréquentent des collèges à la composition semblable ou plus défavorisée que celle du voisinage ; c’est le constat inverse qui prévaut pour les élèves socialement favorisés.

Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement parisien, autre argument souvent avancé dans le débat public. Une partie des métropoles et des villes moyennes sont également touchées par ce phénomène. J’ai essayé d’insister sur ce point dans le livre, notamment en dressant la liste des communes concernées, tant ce constat m’a moi-même surpris.

Le principal facteur à l’origine de la ségrégation scolaire, c’est l’enseignement privé, parce qu’il échappe à la sectorisation. Ce qui en fait, de loin, le principal moyen pour les parents appartenant aux catégories sociales favorisées d’éviter l’établissement où ils devraient sinon scolariser leur enfant.

Tout à fait, avec Hugo Botton, nous avons montré dans l’étude que je cite plus haut que lorsque deux collèges proches géographiquement se distinguent fortement par leur composition sociale, il s’agit dans la plupart des cas d’un collège public socialement défavorisé à proximité d’un collège privé socialement favorisé.

Plus globalement, dans une ville comme Paris, si l’ensemble des collégiens scolarisés dans un établissement privé fréquentaient leur collège de secteur, la ségrégation sociale dans la capitale serait radicalement diminuée. De nombreux graphiques présentés dans le livre permettent de montrer que les écarts de composition sociale entre secteurs public et privé existent également dans d’autres métropoles. Et même dans des villes de taille plus modeste : à Perpignan, par exemple, sept collèges publics, parmi les huit que compte cette commune, font partie des 10 % les plus défavorisés à l’échelle nationale. A l’autre extrême, l’ensemble des établissements privés figurent parmi les 20 % de collèges français les plus favorisés.

Si le secteur privé contribue autant à la ségrégation scolaire en France, c’est qu’il jouit d’une situation extrêmement favorable au regard d’autres pays européens. Largement subventionné par l’Etat et les collectivités locales, les établissements qui en font partie sont libres d’imposer les frais de scolarité qu’ils souhaitent aux familles. Par ailleurs, ils ont le droit de sélectionner les élèves et il leur est plus facile que pour le secteur public d’exclure des élèves en cours de scolarité.

Cette situation interroge. En Belgique, si les établissements privés sont eux aussi largement subventionné par les pouvoirs publics, ils ne disposent que de peu d’autonomie pour ce qui est de la sélection des élèves. En Angleterre, les établissements privés ne sont quasiment pas subventionnés, ce qui se traduit par des frais d’inscription extrêmement élevés. Ils sont en revanche totalement libres de leurs procédures d’affectation.

Ce mode de fonctionnement est d’autant plus questionnable qu’il est issu de la loi Debré, votée dans un contexte radicalement différent, celui de la fin des années 1950. Dans la deuxième partie du livre, je reviens sur cette histoire : l’idée est alors de permettre aux familles souhaitant inscrire leur enfant dans un établissement catholique de le faire à moindre frais. Mais au cours de la discussion de ce projet de loi, le premier ministre d’alors prévenait : « Il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent, et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. » Or, la situation actuelle s’approche de ce qui semble être une dystopie aux yeux du Premier ministre Debré. En définitive, le système actuel fait reposer la mixité sociale des établissements sur la bonne volonté des familles : davantage de régulation de la part des pouvoirs publics semble alors nécessaire.

Cette ségrégation joue au détriment des catégories sociales les moins favorisées, mais a également des effets négatifs sur la cohésion sociale. Comment évaluer ce type de conséquences ?

Il s’agit là d’une dimension importante : l’écart entre le discours de responsables politiques qui mettent en avant l’importance de la cohésion sociale et la situation dans laquelle toute une partie des élèves ne font l’expérience d’aucune altérité dans leur établissement interroge. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on pense aux discours sur le communautarisme. Si la mesure de la ségrégation ethnique est difficile dans le contexte français, les discussions avec certaines équipes éducatives rendent compte de cette dimension. Un livre de 2005, L’apartheid scolaire, appuyait par ailleurs ce constat. Comment à la fois pourfendre le repli sur soi d’une partie de la population tout en ne faisant rien pour permettre à ces élèves de rencontrer des adolescents venus d’autres horizons ?

Avec Pauline Charousset et Marion Monnet, nous avons récemment réalisé une revue de littérature portant sur les travaux économiques qui traitaient de la question de la mixité sociale en milieu scolaire, pour le compte du Conseil d’évaluation de l’école. Il apparaît que la mixité en milieu scolaire est de nature à favoriser la diversification des réseaux amicaux, mais aussi de réduire les préjugés et attitudes discriminantes envers certains groupes sociodémographiques. Cet enjeu apparait alors d’autant plus important qu’un livre récent du sociologue Félicien Faury revient sur le rôle des discours et attitudes xénophobes dans la progression de l’extrême-droite en France.

Quels seraient les moyens d’agir pour promouvoir la mixité au sein des établissements ? Que penser des expériences déjà réalisées ? Comment passer à la vitesse supérieure ?

Il semble illusoire d’attendre une progression importante de la mixité sociale dans les établissements scolaires sans demander des efforts aux établissements privés sous contrat. Une première étape pourrait être de demander davantage de transparence dans les procédures d’admissions des élèves : si un directeur d’établissement a plus de demandes que de places disponibles, quels sont les critères qui lui permettent de faire une sélection ? Une étape supplémentaire consisterait à fixer des cibles de mixité sociale pour chaque établissement privé, en fonction des caractéristiques sociodémographiques du territoire dans lequel ils sont implantés. S’éloigner de ces cibles conduirait à des sanctions, notamment financières, puisque -rappelons-le- les établissements privés sont financés aux trois quarts par la puissance publique.

Cela étant dit, il existe également de la ségrégation au sein du secteur public. Redessiner la carte scolaire est par endroit de nature à créer des bassins de recrutement plus mixtes socialement pour les établissements publics. Les gains de mixité sociale espérés de ces mesures sont parfois annihilés par la fuite d’une partie des familles vers le secteur : on en revient là encore à l’importance de mieux réguler ce secteur.

Parmi les mesures expérimentées à partir de 2016 sous l’impulsion de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, une a particulièrement retenu l’attention : la fermeture de collèges très ségrégués, et la répartition des élèves dans plusieurs établissements éloignés et à la composition sociale plus mixte. Cette solution a notamment été adoptée dans la métropole de Toulouse avec un accompagnement financier important pour réorganiser l’offre de transports publics en conséquence. Cette solution a particulièrement bien fonctionné pour ce qui est de la mixité sociale. Cela pose néanmoins des problèmes : on ajoute une distance géographique en plus de la distance symbolique entre l’établissement et les parents d’élèves. Il peut également y avoir un sentiment de stigmatisation et d’abandon de la part des familles dont le collège a été fermé : ce peut être perçu comme une énième fermeture d’un service public de proximité.

Un autre exemple qui peut être cité est la création de secteurs multicollèges : une adresse est associée à deux collèges, plutôt qu’à un seul comme c’est normalement le cas dans le cadre de la carte scolaire. Cela permet de brasser davantage les différents publics en incluant des quartiers à la sociologie différente dans un même secteur. Cette mesure a été expérimentée à Paris notamment : l’évaluation que nous avons faite de ces dispositifs avec Julien Grenet est plutôt encourageante.

De manière générale, il est important d’accompagner financièrement les politiques de mixité sociale. En amont, afin d’établir des diagnostics précis de l’état de la mixité sociale, mais aussi d’organiser au mieux la concertation avec les équipes éducatives et répondre ainsi aux questions que peuvent se poser les acteurs. Une fois ces politiques mises en place, la question des moyens reste primordiale afin de faciliter la gestion de cette nouvelle hétérogénéité pour les établissements, à travers la formation du personnel, par exemple. A Paris et Toulouse, les expérimentations citées plus haut se sont également accompagnées d’une limitation de la taille des classes.

La ségrégation inter-établissements se double d’une ségrégation inter-classes au sein d’un même établissement, qui avait plutôt diminué ces dernières années, au moins dans le public. Que penser, dans ce cas, des groupes de niveaux tels que le gouvernement Attal entend mettre en place en septembre ? Ne risquent-ils par d’augmenter fortement la ségrégation inter-classes ?

En effet, la question de la ségrégation est en général abordée par le prisme de la ségrégation entre établissements. Or, c’est dans leur classe que les élèves passent le plus de temps. On peut ainsi très bien imaginer un établissement avec une cour de récréation dans laquelle on trouve des élèves issus de différents milieux mais dans lequel l’homogénéité sociale règne au sein des classes. C’est la ségrégation intra-établissement.

La réforme consistant à créer des « groupes de besoin » est de nature à accentuer ce type de ségrégation. Le niveau scolaire est fortement corrélé à l’origine sociale, et même si ces groupes ne doivent être constitués que pour les heures de français et de mathématiques, il est tout à fait possible que pour des raisons d’emploi du temps, les chefs d’établissements en soient réduits à créer des classes de niveau. Dans les collèges mixtes, il est alors possible que la ségrégation soit rendue beaucoup plus saillante pour les élèves, particulièrement dans les collèges où la dimension sociale recoupe une dimension ethnique. En revanche, dans les établissements les plus contrastés socialement- qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de ghettos de pauvres – il y a fort à parier que ces groupes de niveau ne puissent en réalité pas être constitués du fait de la forte homogénéité scolaire des élèves.

 

* Illustration : Collège Camille du Gast d'Achères (Yvelines), Christophe Taamourte, Flickr.