Un court essai de la romancière Rochelle Fack sur le chef d’œuvre de Hans-Jürgen Syberberg. Où les libertés propres à l’exercice semblent trouver leurs limites.

Les éditions Yellow Now poursuivent leurs publications de courts essais sur le cinéma   . Le but de la collection, intitulée "Côté cinéma", est d’offrir à chaque titre "un essai personnel sur une œuvre filmée", et les films retenus jusqu’à présent témoignent d’une belle ouverture d’esprit (Bergman et Peckinpah, mais aussi Van Der Keuken et Bill Viola : on échappe pour le moment à une certaine cinéphilie obligée). Chaque volume se trouve donc à mi chemin du manuel pour étudiant (type "Profil d’une œuvre" appliqué au cinéma, comme en propose déjà Nathan avec la collection "Synopsis") et de l’essai à proprement parler. L’ambition est de proposer une lecture pertinente d’un film sans s’infliger le carcan des grilles universitaires, et leur vocabulaire volontiers abscons.


Retour bienvenu à un cinéaste banni

Le titre de Rochelle Fack a tout d’abord le mérite de revenir à l’un des plus grands cinéastes allemands vivants, Hans-Jürgen Syberberg, trop souvent ignoré aujourd’hui après avoir été porté au pinacle il y a quelques décennies. Un auteur dont le nom, lorsqu’il réapparaît encore dans la presse, se voit systématiquement accompagné du paresseux qualificatif de "prussien", un de ces termes qui, à l’égal de "réactionnaire" ou de "gauchiste" (mais mâtiné d’un bon vieux racisme français antigermanique), épargne toute analyse sérieuse de l’auteur ou de l’œuvre qu’il vise. Ressorti de sa tanière en 2004 pour s’attaquer au grand succès allemand du moment (La Chute d’Oliver Hirschbiegel, avec Bruno Ganz dans le rôle d’un Hitler terré dans son bunker, humanisé par son statut de victime), retrouvant les accents de ses courageuses attaques contre Fassbinder et le "porno concentrationnaire de gauche", Syberberg fut bien vite rendu à son obscurité.

C’est oublier que le cinéaste fut l’un des metteurs en scène les plus adulés des années soixante-dix. Rochelle Fack rappelle à ce propos le rôle majeur joué par les Cahiers du cinéma pour la reconnaissance de Syberberg   , et il est vrai que des films tels que Ludwig, requiem pour un roi vierge (1972) ou Hitler (1977) furent pour les rédacteurs de la revue l’occasion d’échapper un moment à leur passion un brin stérile pour le cinéma cubain et la philosophie maoïste. Saluons donc le courage réel de ce choix d’un cinéaste aujourd’hui injustement négligé, voire pestiféré aux yeux de certains, auteur avec Hitler un film d’Allemagne d’un film que Saul Friedländer, pourtant peu suspect de complaisance sur le sujet, tenait pour "un chef d’œuvre de cinéma expérimental"   .


Le désir d’une approche originale

"Mes vœux d’obscurité sont exaucés à la première image d’un film et le générique de début, me confiant les mouvements des plans, m’engage au rituel de la projection. Il me fait aussi entrevoir ma prochaine naissance, celle qu’entraînera l’issue de la séance, quand le générique de fin aura raréfié en moi l’action du cinéma pour me rendre aux lumières de la vie."  

Avec ces lignes, les premières de son livre, l’auteur affiche son ambition : implication physique du sujet dans son commentaire (et dans l’œuvre commentée), recherche d’une écriture neuve pour traiter d’une œuvre cinématographique. Rochelle Fack (dont l’éditeur, dans sa courte présentation, nous apprend qu’elle a publié deux romans par le passé) a véritablement choisi d’écrire un essai, c’est-à-dire une réflexion en prose où les choix formels sont indissociables de la pensée qu’ils expriment : mise en scène de l’auteur face au film qu’il commente, arbitraire revendiqué de certains rapprochements (celui de Hitler avec Le Dictateur de Chaplin, colonne vertébrale de la réflexion, mais aussi citation de Paul Celan, insertion de photographies de mises en scène de Tadeusz Kantor).

En suivant ses intuitions, en pratiquant un art du montage à la mode d’aujourd’hui (dans la lignée des Histoire(s) du cinéma de Godard), Rochelle Fack nous offre une étude originale du film de Syberberg, avec plusieurs développements tout à fait stimulants : ainsi sur les modes d’inclusion du spectateur dans le dispositif de Hitler, un film d’Allemagne, visant à faire de chacun un acteur à part entière du drame qui se joue, ou sur les procédés de projection frontale employés par Syberberg (technique abandonnée depuis le cinéma muet qui consiste, contrairement à la transparence, à projeter une image filmée sur le comédien et la toile devant laquelle il se trouve, plutôt que de projeter cette image par derrière ; le comédien est ensuite surexposé pour que l’image projetée n’apparaisse pas sur son corps)   . Dans les deux cas, l’approche subjective se trouve pleinement justifiée.


Expérience de quelques limites

Cependant, pareille écriture n’est pas sans risque, et l’ouvrage pâtit par endroits du trop plein d’admiration que l’essayiste éprouve pour son objet. Qu’il y ait quelque chose à tirer, pour l’analyse, de l’immersion du spectateur dans une œuvre n’implique pas en effet que Hitler, un film d’Allemagne soit le seul film à proposer une semblable expérience. De même, que l’esthétique de Syberberg soit d’une immense qualité, on en conviendra volontiers, mais marteler qu’elle est aussi "visionnaire" et "incomparable" ne peut que donner des armes à ceux qui critiquent l’approche essayistique comme étant "impressionniste" et "non scientifique". Jusqu’à sembler céder à un fétichisme cinéphilique somme toute assez banal (du même type que les habituelles guéguerres sur Hitchcock qui serait plus grand que Fritz Lang, etc.).

Enfin, il est regrettable qu’un ouvrage aussi clairement tourné vers la littérature se laisse par moment aller au verbiage. Ainsi cette phrase où, présentant son projet, l’auteur parle de "produire du texte"   . Robert Musil pouvait bien dire le trouble d’Ulrich face à l’idée d’un cheval de course "génial", on peut encore aujourd’hui trouver des lecteurs qui ressentent un certain malaise à vivre dans un monde où l’écrivain produit du texte comme l’industrie agro-alimentaire produit des yaourts.

Ce ne sont pourtant là que broutilles. L’ouvrage de Rochelle Fack, même s’il peut ne pas convaincre par moments, emporte l’adhésion grâce à la finesse de la plupart de ses analyses. Surtout, il est une belle tentative, tentative honnête qui plus est, qui se dit comme telle, de rendre compte de l’expérience hors norme que constitue la vision du chef d’œuvre de Syberberg.


Références :

> Syberberg tient un journal en ligne sur Internet depuis 2000. On peut y voir l’intégralité de Hitler, un film d’Allemagne (437 minutes), moyennant le paiement d’un euro (pour la réfection du clocher de l’église de Nossendorf).
> Rochelle Fack sera à la Librairie Ciné-Reflet, 14 rue Monsieur-le-Prince, 75006 Paris, le jeudi 19 juin à 18h30, pour une rencontre autour de son livre. Voir l'agenda de nonfiction.fr.