Une nouvelle édition de la célèbre conférence de John L. Austin « Quand dire, c’est faire » est l'occasion de (re)découvrir sa conception pragmatiste du langage ordinaire.

Le petit texte intitulé Quand dire, c’est faire (en langue originale, How to do Things with Words), réédité cette année aux éditions du Seuil, est le plus célèbre du philosophe anglais John L. Austin (1911-1960). Issu d’une conférence prononcée en 1955 à l’université de Harvard puis publiée en anglais en 1962, ce texte a été augmenté d’un large corpus de notes de l’auteur étoffant le discours initial d’un grand nombre de précisions et de remarques supplémentaires.

Austin y explore la question du langage ordinaire et plus particulièrement le cas des énoncés dits « performatifs » — ces énoncés qui ne se contentent pas de décrire un état de fait mais qui constituent en eux-mêmes une action, qui « font » quelque chose en même temps qu’ils le « disent ». Cette approche du langage ordinaire, que Austin appelle lui-même une « phénoménologie linguistique » rompt avec la tradition philosophique du positivisme, incarnée par le Cercle de Vienne, en ce qu’il ne réduit pas le langage à sa seule dimension logique, mais l’aborde dans une perspective plus pragmatique.

Cette dernière n’est pas étrangère au parcours biographique d’Austin lui-même qui, après avoir étudié à Oxford et s’être formé aux débats les plus classiques — en particulier l’opposition entre réalisme et idéalisme —, a rompu avec la tradition métaphysique et s’est tourné vers la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein et le pragmatisme américain. Dans le volume nouvellement édité, ces aspects techniques sont clarifiés par la préface de Bruno Ambroise (CNRS) et la postface de François Récanati (CNRS/EHESS/Collège de France).

Au-delà des énoncés affirmatifs

Le point de départ d’Austin, dans sa conférence, est l’analyse des énoncés les plus répandus auxquels nous recourons dans le langage ordinaire, à savoir les énoncés affirmatifs. Ceux-ci ont une valeur descriptive ou constative : ils cherchent à coïncider avec la réalité et peuvent, dans cette mesure, être jugés adéquats ou non, « vrais » ou « faux ».

Mais Austin remarque que certains énoncés ne rentrent pas dans cette catégorie. Par exemple, lorsque le président de séance déclare « la séance est ouverte », ou lorsque les futurs époux déclarent « oui, je le veux » lors d’une cérémonie de mariage. Il ne s’agit pas, dans ces deux exemples bien connus pris par le philosophe, de décrire un état de fait d’une manière adéquate ou vraie ; il s’agit bien plutôt d’un acte, qui est réalisé au moment même où ces mots sont prononcés.

C’est cet ensemble d’énoncés dans le cas desquels « dire, c’est faire » qu’Austin qualifie de « performatifs ». Ils diffèrent des énoncés (toujours descriptifs) dans lesquels nos mots coïncident avec nos actes (par exemple, lorsque nous disons « je me lève », et que nous nous levons effectivement). Dans le cas du performatif, l’énoncé ne se contente pas de décrire une action, mais est lui-même opératif, en ce sens qu’il réalise à lui seul l’action (par exemple, ouvrir une séance, ou marier deux individus).

En portant ainsi l’attention au-delà des énoncés descriptifs, Austin interroge un présupposé séculaire en philosophie, à savoir que dire quelque chose revient toujours et simplement à affirmer ou à constater quelque chose. Pus largement, il dépasse la philosophie classique du langage qui suppose une pleine conscience du sujet, laquelle gouvernerait tous les énoncés.

Au-delà du vrai et du faux

Dire que les énoncés performatifs ne sont plus, à proprement parler, soumis à la logique du vrai et du faux ne signifie pas pour autant qu'ils ne puissent pas faillir ou échouer.

Le cas de la promesse est à cet égard révélateur. Lorsqu'un locuteur dit « je te le promets », il prononce effectivement un énoncé performatif, dans la mesure où sa simple formulation opère un acte d’engagement qui scelle la promesse. Pour autant, ce locuteur peut tout à fait ne pas tenir sa promesse. Dans ce cas, d’ailleurs, nous parlons communément de « fausse » promesse ou d’intention « fausse ». Mais cela ne signifie pas pour autant que l’énoncé puisse être lui-même qualifié de « faux » (au sens d’une non-adéquation) : il a simplement été prononcé avec mauvaise foi.

De même, les énoncés performatifs échouent parfois, au même sens qu’une action échoue, de sorte que les effets visés sont rendus nuls et non avenus. Ainsi, lorsqu’une personne qui n’a pas le statut d’autorité pour le faire prononce les mots « je vous déclare mari et femme », ou lorsque que la bonne personne les prononce dans un cadre qui n’y est pas adapté.

Tout au long de sa conférence, Austin déploie ainsi un grand nombre d’exemples, qui sont autant de pierres de touche complexifiant la réflexion sur le statut de l’énoncé performatif : ce dernier tient-il seulement à une forme verbale (l’impératif étant une marque récurrente du performatif) ? à l’usage de certains termes spécifiques ? au statut social de son locuteur ? au contexte d'énoncitation ? L’objet de la conférence se construit donc progressivement sous les yeux du lecteur, au fur et à mesure des analyses d’exemples concrets.

Pour cette raison, la lecture de l'ouvrage pourra paraître parfois ardue. Elle n'en demeure pas moins incontournable, tant les développements qui le constituent nuancent et enrichissent la thèse simple et parfois caricaturale à laquelle on le réduit souvent. La conférence d'Austin permet en outre d'introduire le lecteur à une conception pragmatique du langage qui dépasse sa seule dimension logique ou scientifique et qui tienne compte du contexte d'énonciation dans lequel s'élabore le langage ordinaire. En somme, à la question de savoir si le langage n'est qu'un outil destiné à décrire des états de fait, Austin a répondu clairement : non.