L’essayiste Thierry Grillet tente de donner au geste sportif une signification culturelle, afin de mieux apprécier ce qui fait sa spécificité et sa beauté, voire de saisir sa dimension sacrée.

Au travers d’une approche lyrique, presque poétique, l’essayiste Thierry Grillet nous livre, dans son Petit traité du geste, quelques pistes de réflexion intéressantes sur ce qui fait la beauté du sport. Il invite le lecteur à découvrir les significations cachées du geste sportif, un peu à la manière d’un sémiologue qui reconstituerait le sens d’un discours par le biais de ses interprétations et de sa recontextualisation.

Prenant appui sur une solide culture scientifique — celle d’anthropologues comme Marcel Mauss, de sociologues comme Norbert Elias ou de philosophes comme Roger Caillois — et artistique, il commente avec humour et légèreté quelques-uns des grands exploits sportifs de l’époque moderne. Son appréhension du geste sportif, émancipée des écueils de l’approche journalistique stricto sensu, se voudrait presque holistique. Il nous mène, avec son style léché, au travers des méandres de l’histoire du sport et des sports, à la découverte de la genèse d’un geste qui relève de l’art et qui (bien souvent) fascine. Il en expose la signification sociale et culturelle, la philosophie et la dimension quasiment sacrée — au risque toutefois d’en proposer une interprétation subjective et de formuler quelques extrapolations osées.

À l’instar du rire, le sport est le propre de l’homme. Contrairement aux animaux, cet homme — préhistorique, antique et moderne — sait « se servir de son corps comme d’un outil sophistiqué ». Mais, sauf peut-être pour la foulée de la course, le geste sportif n’est pas en soi un geste naturel ; il « s’apprivoise ». On n’a d’ailleurs eu de cesse de tenter de l’améliorer — l’inventeur Georges Demenÿ cherchait par exemple à mettre au point « une méthode d’éducation physique [...] qui améliorera[it] les performances du fantassin ». Au total, ce ne sont pas moins de neuf gestes sportifs, et autant de sports a priori différents — karaté, tennis, football, boxe, tir à l’arc, skateboard, plongeon, course à pied et saut en hauteur — qui sont disséqués, presque chirurgicalement, par l’auteur, lui-même ceinture noire de karaté dans sa jeunesse.

Le geste idéel

Le sport est une activité récréative dont l’intensification de la pratique est étroitement liée aux conséquences de la révolution industrielle et à la montée en puissance du monde ouvrier. Thierry Grillet soutient que sa démocratisation serait en corrélation étroite avec l’histoire socio-politique contemporaine. Ainsi, le sport « matérialise la domination culturelle britannique dans le processus de civilisation qui a vu la transformation d’une activité physique, rituelle, guerrière, en un divertissement pacifique et profane ». L’Angleterre victorienne invente par exemple le football de « loisir » en même temps que le travail industriel. La naissance de la boxe, toujours en Angleterre, destinée à canaliser la violence en la dirigeant (avec des règles), pourrait être liée à l’apparition du libéralisme anglais « qui brutalise l’économie et une partie du monde à travers la politique coloniale ». La course à pied, elle, possèderait plusieurs facettes. De geste initial de survie, qualifié d’universel, il devient geste politique — en 1936, avec la victoire de l’athlète afro-américain Jesse Owens aux J.O. de Berlin comme en 1968, aux J.O. de Mexico lorsque Tommie Smith et John Carlos lèvent un poing ganté de noir —, dépassant la seule performance physique.

Thierry Grillet interroge alors le geste dans son rapport au corps (le pied ou la tête), à l’instrument (raquette, ballon, arc ou planche à roulette) et aux éléments (air, eau, terre). Chaque sportif évolue dans une ambiance qui lui est propre, décrite avec force détails dans l’essai. Le skateur, par exemple, évolue, à l’image de Peter Pan, dans le monde des adultes qui refusent de grandir. À la recherche d’un mouvement perpétuel, sa planche devient l’instrument permettant d’acquérir une liberté illimitée au sein de la ville. Le plongeur, lui, inscrit son geste dans un autre espace de liberté, celle « du corps contre les lois physiques de l’espace ». Le bras de fer entre deux ou plusieurs athlètes, mental dans le cas du pénalty, devient bien réel — et même dangereux — en boxe, cette « science douce (!) des coups ».

Le geste, disruptif ou en continuité, se modifie ou s’invente. Selon l’état d’esprit de son auteur, il oscille entre volonté d’émancipation sociale et « aspiration désinvolte à la liberté ». Sa fabrique est alors couronnée par une antonomase offrant à son auteur une riche postérité. Les règles du jeu elles-mêmes sont parfois modifiées pour s’adapter au geste, à l’image de la règle de droit modifiée pour s’adapter aux évolutions sociétales. Certains gestes sont alors le résultat d’une réflexion en amont de l’athlète, d’autres sont « imposés par le corps », comme pour le fosbury (du nom de son inventeur), ce geste « inspiré » en saut en hauteur. Fous ou génies, les athlètes qui tentent ces nouvelles gestuelles sont tantôt portés aux nues, tantôt voués aux gémonies ; car le sport, comme le public, ne pardonne rien.

Le geste idéalisé

Il existe aussi « une manière d’analyser les gestes [...] pour leur restituer leur épaisseur culturelle ». L’essai regorge de parallèles entre les sports et les arts. Le geste sportif y est à la fois geste artistique et œuvre d’art. Thierry Grillet évoque à de multiples reprises les liens qui unissent le sport et le cinéma, rappelant à ce titre la partie de tennis improvisée qui clôt magistralement le Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966) ou la présence des jeux de balle dans toute la filmographie de Nanni Moretti. Parfois le cinéma ajoute encore à la dramaturgie d’un moment sportif. Le Raging Bull de Martin Scorsese est pris en exemple de la (dé)dramatisation du spectacle ultra-violent qu’est la boxe, ce « noble art » qui « esthétise » la « détresse terminale d’un corps qui se couche » en en sublimant le « destin tragique ».

D’autres arts — la littérature et la musique — sont également mis à l’honneur dans le Petit traité du geste. Le geste tennistique est considéré comme un énoncé littéraire performatif : les échanges sur le court, « témoignant d’un délicat sens du dialogue », sont « encadrés par des règles fixant la grammaire d’une conversation où l’on se renvoie la balle ». Et Thierry Grillet de voir là « une conversation où les arguments les plus variés se frottent les uns aux autres », digne héritage de ses origines aristocratiques dans la France d’Ancien Régime (le jeu de paume). Les aristocrates, qui se « renvoyaient la balle » (au sens figuré) dans les salons, cherchaient, par le biais de subtils procédés littéraires, à exprimer leur frustration en raison du transfert d’une partie de leurs prérogatives au profit de la bourgeoisie. « J’aime à penser que le tennis se confirme art de la conversation », conclut-il. La course à pied, aussi, est vue comme « une écriture ». Le combat de boxe, lui, serait plutôt un enchaînement de rythme de batterie, « un standard que deux solistes, rompus à l’improvisation, rejouent à l’infini », ce qui expliquerait que l’on compte un grand nombre de passionnés de boxe parmi les jazzmen célèbres — dont Miles Davis.

Ce rapport intime du sport à l’art se réalise parfois contre l’art lui-même, comme en témoigne l’antinomie de la boxe et du théâtre tragique antique. L’idée de théâtralisation du sport, et donc du geste, est d’ailleurs omniprésente dans l’essai. L’athlète s’engage dans une pièce, avec sa dramaturgie propre (les trois ou les cinq sets au tennis), sa mise en scène (la mentalisation du plongeon par le plongeur, avant son exécution concrète), et parfois ses coups de théâtre (comme la panenka de Zidane en finale de la Coupe du monde de 2006) qui prennent les spectateurs — et l’adversaire, le cas échéant — de court.

Le geste idéal

Chaque grand sportif est en quête de perfection. Son geste, « première brique de la discipline » doit répondre au triptyque « timing, efficacité, beauté » — voire en décliner un autre, celui de l’archer (« armer, viser, tirer »). Thierry Grillet évoque longuement, pour chaque sport qu’il aborde, la manière dont l’athlète fait « entrer le geste » dans son corps, souvent par une répétition frôlant l’indigestion à l’entraînement. L’accent est d’ailleurs mis, tout au long du livre, sur l’austérité du travail du sportif. Et la simplicité apparente de certains gestes cache souvent une réalité plus complexe, éclairée par la technologie qui permet désormais de décomposer tous les mouvements qui forment le geste (idéal).

Mais ce geste « ne se doit pas seulement d’être juste ». Il doit aussi être beau, dans sa réalisation comme dans son économie. Cette beauté du geste — à l’instar du plongeon de Louganis aux championnats du monde de natation de Guayaquil en 1982, unanimement récompensé par la note maximale —, Thierry Grillet la confronte habilement à son efficacité. En tir à l’arc, l’archer recherche avant tout la « plus parfaite immobilité », grâce à l’établissement d’un calme intérieur (« olympien », pourrait-on dire). À la boxe ou au football, « l’esthétique du beau jeu » s’efface parfois devant « la logique brute du geste efficace ». L’inélégance des courses de Emil Zátopek ne l’aura pas empêché d’être le seul coureur de l’histoire à avoir jamais gagné le 5 000 mètres, le 10 000 mètres et le marathon à la même édition des Jeux Olympiques.

L’auteur admet aussi qu’il existe une « grande latitude dans la perception de ce qui fait le geste emblématique ». Autrement dit, autant de façons de faire un geste que de « philosophies de l’existence ». Le champ lexical du sacré est en fait omniprésent dans la totalité de l’essai. La sacralisation des sports y côtoie la ritualisation d’un geste devenu mythique. Rien n’est épargné au lecteur : les archers mythiques (Guillaume Tell, Robin des bois ou Ulysse), les innombrables gestes magico-religieux (et superstitieux) avant et pendant le match de football. Il en va de même pour les comparaisons et autres métaphores (parfois hasardeuses) — le football est comparé à une religion laïque (celle du prolétariat), le pénalty à l’ordalie, l’arbitre au « prêtre ordonnateur », le stade au « sanctuaire sacrificiel ». Pour la boxe, la mise à mort symbolique de l’adversaire égale le sacrifice du taureau dans l’arène — même la discipline pugilistique peut revêtir « une dimension métaphysique ». Sous la plume inspirée de l’essayiste, Antonin Panenka, joueur de football tchèque ayant révolutionné le tir de pénalty dans les années 1970, « défie le destin » tout en s’exposant « à la colère divine ». Le ollie du skateur devient même une sorte d’invitation au « voyage sur un tapis volant ». Il faudrait alors tirer une leçon de tout cela : « le désenchantement du monde [aurait] épargné quelques lieux de la société moderne, et notamment les stades, petits trous dans le tissu social profane ».

Ce Petit traité du geste est à la vérité fort divertissant. Il est néanmoins difficile, dans un résumé par définition synthétique, de rendre justice à la grande qualité de la réflexion menée par l’essayiste. Les anecdotes historiques, diversifiées et pertinentes, ont toute leur place dans son récit, ancré aussi bien dans l’histoire des sports que dans l’histoire sociale. On regrettera peut-être simplement l’excès d’emphase de Thierry Grillet concernant le versant sacré du geste sportif. Faire du geste tennistique une métaphore de la vie lui fait d’ailleurs concéder qu’il augmente « sans doute inconsidérément » la gloire de ce sport en y voyant ainsi « un jeu sacré ». L’auteur agit finalement comme ces sportifs dont il retrace les heures de gloire : il magnifie le moment, le met en scène grâce à sa maîtrise des ressorts stylistiques de la langue française, interprète l’ontologie du geste à l’image d’un commentateur sportif qui commenterait avec passion une action. Une seule question demeure alors en suspens : quelles nouvelles surprises (gestuelles) nous réservera l’édition 2024 des Jeux Olympiques ?