Au cours de ses pérégrinations dans les cimetières de différentes régions du monde, R. Harvey médite sur la représentation qu'ils donnent de la mort et sur le sort qu'ils réservent aux « gisants ».

Il est difficile de trouver le ton juste pour parler de la mort : trop souvent, on prend un ton solennel que l'on croit approprié à la gravité du sujet. Depuis le Phédon de Platon, on nous enseigne que « philosopher c'est s'exercer à mourir », et depuis Être et temps de Heidegger, que nous n'accédons à une « existence authentique » que dans l'anticipation de notre « être-pour-la-mort ». Mais bien souvent, le discours des philosophes sur la mort semble abstrait, désincarné, dissocié du souvenir concret des morts, des défunts dont nous portons le deuil — ce que la philosophie abandonne volontiers à la littérature. Pourtant, il est sans doute impossible de parler de manière juste de la mort sans parler aussi des morts, sans évoquer leur souvenir, leur visage, leur voix, leur nom.

Dans un livre attachant et singulier intitulé Parmi les gisants, Robert Harvey a relevé le défi, tout en conservant l'exigence conceptuelle qui définit la philosophie. L'ouvrage se présente comme une « déambulation écrite à travers une multiplicité d'espaces autres », un voyage à travers ces lieux que Foucault classait parmi les « hétérotopies », à savoir les cimetières. Professeur émérite de l’université de Stony Brook de New York et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, Robert Harvey est à la fois philosophe et littéraire : il a travaillé sur des philosophes contemporains comme Sartre, Lyotard, Foucault, Derrida et sur des écrivains comme Duras, Beckett, Primo Levi. Ces différentes façons de penser et d'écrire se retrouvent dans ce livre où se conjuguent l'acuité de la réflexion philosophique et l'art d'évoquer poétiquement les paysages, les silhouettes, les odeurs. Il nous offre ainsi un livre léger sans être frivole, grave sans être pesant, un livre généreux et méditatif, traversé par une sourde colère.

Le style adopté par Robert Harvey se rapproche de celui d'un penseur dont il a recherché la tombe au cimetière de Port-Bou, à savoir Walter Benjamin. Toutefois, alors que le philosophe allemand déambulait à travers les « passages » les plus animés de certains quartiers parisiens, Robert Harvey s'est engagé dans une « pérégrination parmi les gisants ». Celle-ci le conduit de ville en ville, de contrée en contrée, depuis ce cimetière juif d'Oakland où il allait jouer lorsqu'il était enfant jusqu'au cénotaphe qu'il allait découvrir bien plus tard en creusant dans son jardin à Long Island, en passant par la tombe de Baudelaire au cimetière Montparnasse, le cimetière marin de Rabat ou celui Yanaka à Tokyo, où se découvre la « fluette verticalité des stèles ».

Le nom comme trace

Ni étude anthropologique, ni journal littéraire, ce voyage à travers les tombes nous invite, comme l'indique le sous-titre du livre, à « penser le cimetière ». Parmi les différents thèmes qu'il aborde, l'un d'eux occupe une place majeure : ce que nous apprennent les stèles, les épitaphes et les rites de deuil des différents peuples, c'est d'abord l'importance du nom, de la nomination des morts. Ainsi, les prêtres bouddhistes japonais attribuent aux défunts des « noms posthumes » lors des cérémonies funéraires   .

À vrai dire, tous nos noms sont posthumes, destinés à figurer tôt ou tard dans un registre de décès ou sur une tombe, car « le nom, les noms sont les seules traces » de ceux qui ne sont plus et « notre rapport à nos morts naît et se complète autour du nom »   . Et il ne s'agit pas seulement de ceux que l'on grave sur des pierres tombales : la nomination des morts s'inscrit tout autant dans ces « tombeaux littéraires » auxquels Robert Harvey consacre de superbes pages, du Tombeau d'Anatole de Mallarmé au « thrène » de son ami Michel Deguy   .

Dans tous les cas, notre deuil implique une « pulsion à nommer le mort » qui prend le contrepied de notre « hésitation à dire directement la mort »   . C'est ainsi qu'il comprend la formule « ci-gît » : ce « double cri racinien en i », en précédant le nom du défunt, « s'érige contre l'effacement »   .

On pourrait certes lire Parmi les gisants comme une méditation somme toute assez classique sur la mort, « l'éternel retour de la mort qui fait, malgré tout, la merveille qu'est la vie »   et dont le cimetière porterait témoignage puisqu'il représente « l'un des termes qui délimitent la vie »   . Mais cela ne rendrait pas justice à ce livre, à l'affect d'indignation et de révolte qui affleure parfois au cours de la pérégrination.

L'indignation face aux morts sans nom

« Tout cimetière constitue un texte historique » écrit-il après avoir traversé les cimetières de Berlin   , cette ville à la fois utopique et dystopique qu'il appréhende « comme un vaste cimetière — cimetière d'individus innombrables ôtés à la vie, cimetière de régimes ».

Alors que le cimetière invite habituellement au recueillement, à une sérénité endeuillée, la traversée du monde des gisants que nous propose Robert Harvey est indissociable d'une colère face aux « morts injustes », à tous ces morts sans sépulture et sans « ci-gît » : peuples premiers d'Amérique, Arméniens et Juifs, victimes de l'esclavage et des lynchages, et aujourd'hui migrants qui se noient en Méditerranée — ces « hordes » d'« incompatibles » stigmatisés par « les Huns du ramassis national » (p. 80) —, sans oublier les millions de cadavres d'indigents entassés dans les fosses communes du Potter's Field de New York. Ce n'est pas un hasard si son parcours le conduit au camp de concentration de Sachsenhausen, au ravin de Babi Yar où furent massacrés les Juifs de Kyiv, et aussi au Mur des Fédérés du Père Lachaise où sont enterrés cent quarante-sept Communards anonymes, ou au cimetière de Picpus où gisent les victimes décapitées de la Terreur jacobine.

Les meurtriers s'efforcent le plus souvent d'effacer toute trace de leurs crimes, et cela vaut aussi pour les meurtres de masse, pour ces grands massacres que les assassins tentent de dissimuler, de dénier, de faire oublier ; ce qui implique d'effacer le nom des victimes, de les rejeter dans l'anonymat. C'est pourquoi le combat contre la dénégation et l'oubli passe forcément par le rappel, la réinscription des noms effacés. Il exige à la fois de nommer les victimes et de nommer leurs meurtriers — de « les dénoncer, les crier haut et fort, répercuter leur mémoire dans les salles de classe » — afin d'« inscrire dans la mémoire à venir, comme sur une pierre tombale, un peu de justice et un peu d'espoir »   . En effet, « dire ces noms, écrire et lire ces noms traduit la volonté d'en finir avec le déni des crimes sans nom »   .

Ce combat contre l'effacement des noms passe par exemple par les Stolpersteine qu'évoque Robert Harvey, ces « pierres d'achoppement » que l'on trouve désormais sur les trottoirs de nos villes, où sont inscrits les noms des victimes du nazisme qui avaient habité là. Il passe également par « l'appel scandé sans répit », pendant les manifestations de Black lives matter, injonction à « dire haut et fort le nom de George Floyd ».

C'est aussi le rôle de ce livre intense, Parmi les gisants, qui s'efforce de rendre justice à ces morts, et peut-être à tous les morts, s'il est vrai que « ni rien, ni personne n'est jamais tout à fait mort, tant qu'il y a des mots pour le dire, le réfuter ».