À travers la description et l'analyse de scènes de la vie quotidienne caractéristiques de la modernité, Kracauer dresse la critique de la société de masse émergeant au début du XXe siècle.
L’ouvrage de Siegfried Kracauer (1889-1966) intitulé en français L’Ornement de la masse, Essais sur la modernité weimarienne, est un recueil d’articles rédigés entre 1920 et 1930 et initialement parus entre 1920 et 1930, pour la plupart dans la Frankfurter Zeitung. Rassemblés en un seul volume en langue allemande en 1963, une première édition était parue en français en 2008 (La Découverte). Sa reparution aux éditions Klincksieck permet au lecteur d’accéder de nouveau à une pièce centrale de la pensée de ce philosophe juif-allemand quelque peu négligé.
La préface signée par Olivier Agard replace la figure de Kracauer au sein de l’intelligentsia allemande de Weimar. Ainsi confronté à des personnalités plus réputées telles que Theodor W. Adorno, notamment, Kracauer apparaît comme un journaliste, mais aussi un essayiste, sociologue et critique, offrant des réflexions lucides sur la culture de masse émergeante dès le début du XXe siècle et une critique fine du monde réifié qui l’accompagne.
Critique du vide moderne
Les essais de Kracauer s’intéressent à un ensemble de faits concrets constitutifs de la vie urbaine moderne, des revues de girls aux salles de cinéma, en passant par la sociologie des halls d’hôtel et la psychologie des spectateurs. Les enquêtes ainsi menées, portant l’attention du lecteur sur des faits parfois minimes et peu commentés du quotidien, forment un ensemble kaléidoscopique. Elles brossent par petites touches le portrait dynamique de la société moderne, dans la forme qui est la sienne au début du XXe siècle sous la République de Weimar et qui est appelée à se développer au fil des décennies suivantes.
Si Kracauer manifeste la même réticence que ses contemporains Georg Simmel et Walter Benjamin — auxquels sont consacrés deux articles du recueil — envers les systèmes philosophiques qui prétendent enfermer le monde dans des concepts généraux abstraits, certains de ses essais témoignent d’une portée plus large de définition de la modernité dans son ensemble. Il décèle notamment dans la vie moderne une sorte de vide constitutif, qui mine de l’intérieur la vie spirituelle et sociale des individus.
Deux articles du volume illustrent tout particulièrement cette idée, à savoir « Ceux qui attendent » et « L’ornement de la masse » car tous deux mettent l’accent sur l’importance de la sécularisation et de la technique dans la société moderne. Ils montrent que la sécularisation a certes donné aux individus plus d’autonomie, mais qu’elle a également vidé ou rétréci leur esprit. Dans la société moderne, les individus tentent de combler ce vide en formant des groupes dont l’unité est purement mécanique, motivée par la recherche du bien-être individuel et la consommation matérielle. Cette consommation, produite et entretenue par la technique, prétend chasser l'ennui, mais ne fait finalement que l’amplifier. Ainsi, la disparition des dogmes n’est pas problématique en soi, mais elle a eu une conséquence regrettable en ce qu’elle a atomisé les individus.
L’ambivalence des formes culturelles
Pour Kracauer, l’enjeu de ces analyses n’est pas pour autant de désespérer de cette société, ni d’en condamner a priori les composantes, mais plutôt de déployer des sortes d’enquêtes ethnographiques à partir desquelles mieux comprendre ce monde moderne en sa teneur et ses possibilités.
Bien sûr, ses analyses de la sécularisation et de la technique ont mis en avant le règne de l'« ornement » par lequel les individus se trouvent reliés, malgré le vide généralisé, par simples assemblages de lignes de production ou de divertissement (dans les livres à succès ou dans le sport de masse), produisant de la discipline plutôt que de l'unité sociale. La société moderne est donc sujette à un relativisme exacerbé, dans lequel ce sont des masses atomisées et non plus des peuples qui se déploient.
Pour autant, loin de rejeter l’urbanité moderne en l’associant à un marqueur de décadence, l’auteur souligne l'ambivalence de ces nouvelles formes culturelles. Il est ainsi fasciné par le mode de vie nomade des villes reconstruites ; il s’intéresse à la manière dont les nouveaux médias portent un nouveau rapport au monde ; il aime l’improvisation que l’on découvre dans les gares et autres lieux de passage qu’il ne voudrait surtout pas réduire à des « non-lieux ».
De leur côté, si la photographie et le cinéma — abondamment commentés dans le volume — contribuent à enchanter l’ennui produit par la sécularisation et offrent des distractions néfastes pour la mémoire, ils portent aussi la promesse d’une émancipation nouvelle. Comme le montre Kracauer, les nouvelles formes culturelles ont le mérite de la sincérité, et les « petits vendeuses » qui vont au cinéma pour dénouer la confusion de leurs sentiments tombent moins sous le coup de la standardisation qu’on le suppose.
En somme, plutôt que de s’y opposer frontalement, Kracauer suggère bien plutôt d’aller au bout du processus dont ces nouvelles formes culturelles sont l’expression — ce que Adorno et Horkheimer appelleront quelques années plus tard la « dialectique de la raison » —, seule manière d’amorcer une nouvelle composition sociale et politique.