Les termes de djihad et djihadisme sont confondus et mal interprétés au prisme des crises qui impliquent des organisations terroristes. Retour sur un terme aux racines complexes.

Souvent traduit par « guerre sainte » et galvaudé, le terme de djihad relève d’une logique bien différente. Pour saisir toute sa richesse, il importe à la fois de plonger dans les textes sacrés et de saisir les contextes historiques dans lesquels ce mot n’a cessé d’être déformé, fantasmé et caricaturé. C’est sur cette pluralité d’interprétations et de réinterprétations que revient l’historien Olivier Hanne dans son dernier ouvrage.

Le programme d’HGGSP réserve toute une partie du programme à la guerre selon al-Qaïda et Daech. Comprendre la notion de djihad permet de mieux appréhender leur perception de la guerre et certains usages idéologiques de ce principe.

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre à l’histoire du djihad et expliquez que les attentats menés depuis les années 1990 par al-Qaïda, puis Daech, ont renforcé une mauvaise interprétation, puis une confusion entre djihad et djihadisme. Quelles définitions retenez-vous pour chacun de ces termes ?

Olivier Hanne : La première théorie du djihad prend forme dans le contexte instable de la fin des califes Omeyyades et de l’apogée des Abbassides, globalement au début du IXe siècle. À cette époque, les lettrés de la cour de Bagdad élaborent une doctrine juridico-théologique autour de la guerre qui laisse percevoir deux tendances : à l’échelle de l’individu, le djihad est une ascèse militaire et militante sur les pas du Prophète Mohammed, qui vise le salut personnel par le martyre à la guerre ; à l’échelle collective, il est un devoir de la communauté musulmane de défendre l’islam, tout en étant encadré par le pouvoir califal. Dans un cas, le djihad est purement religieux et constitue une fin en soi ; dans l’autre, il est essentiellement politique et s’avère un outil impérial. La première perception a donné naissance à des sens symboliques et spirituels (« djihad du cœur », c’est-à-dire la lutte contre son péché intérieur, ou « djihad de la parole », c’est-à-dire la prédication) et la seconde à une approche islamique de la guerre juste (« faire le djihad » devient l’équivalent de la légitime défense).

Le djihadisme, en revanche, est la reformulation idéologique au XXe siècle des théories anciennes du djihad au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses. Le passage du djihad au djihadisme correspond à la fois à une bascule dans les termes et dans les réalités politiques vécues par les populations à l’époque contemporaine. Le facteur symbolique est la fin officielle du califat en 1924, qui remet en question les fondamentaux du droit classique. Bien que manipulée, cette doctrine restait en effet une référence incontournable. Or, l’absence de califat – même fantoche – et l’hégémonie européenne imposent de repenser tout l’univers politico-religieux auxquels les oulémas et les intellectuels musulmans se rattachaient encore avant la guerre 14-18.

Ce n’était plus désormais l’institution multiséculaire du califat qui y recourait au nom de l’État impérial, mais des groupes d’opposition politiques – notamment islamistes – agissant pour la renaissance d’un islam mythifié, conçu à la fois comme une religion, un système de civilisation et une domination temporelle. L’enjeu était bien la prise de contrôle de l’État, plus que le rayonnement de la foi.

L’écriture du Coran dans la péninsule Arabique s’inscrit dans un climat aux riches héritages culturels et religieux, que vous retracez avec beaucoup de justesse. Dès le XIIe siècle av. J.-C., les hommes y justifient la violence par un devoir religieux. Comment ces courants influencent-ils Mohammed et les guerres qui se déroulent dans cette région aux VIe et VIIe siècles ?

L’univers oriental de l’Antiquité tardive avait parfaitement intégré le fait de la guerre dans ses conceptions religieuses. Plus encore, les empires byzantin et sassanide s’étaient affrontés avec une rare brutalité qu’ils avaient habillée de sacralité et d’appels au martyre. L’islam surgit donc dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et au soldat sacrifié une mort héroïque dans l’au-delà. Certaines sectes juives qu’a pu connaître Mohammed nourrissaient des espoirs apocalyptiques.

À l’inverse, les coutumes militaires des tribus appelées à se convertir durant la prédication du Prophète semblent bien en-deçà de la violence de ces empires, prêts pour vaincre à s’épuiser jusqu’à la destruction. Dans la steppe, en revanche, on ne se bat que par intermittence, pour l’honneur de son groupe, pour le contrôle de territoires incertains et pour l’appât d’un gain opportuniste. Mais l’idéal des tribus accepte aussi de suspendre certaines règles en cas de trahison, et cela sans qu’on y soupçonne de brutalité illégitime. Le djihad apparaît au sein de ces contradictions historiques.

Ce n’est qu’au Xe siècle que les califes imposeraient sept lectures canoniques du Coran. Sans même parler de djihad, quelle place occupe la guerre dans le Coran et comment y est pensée la violence armée ?

La guerre et la violence sont souvent évoquées par le Coran, soit pour rappeler qu’il s’agit d’une réalité inévitable de la vie humaine, soit pour faire référence à des étapes de la vie de Mohammed, soit encore pour encourager ceux qui la font contre leurs ennemis, et notamment contre les infidèles hostiles à Dieu et à la prédication prophétique. Le Coran ne se distingue pas en cela de la Bible. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers dans les deux livres montre que le Coran n’est pas plus porté à ce type de registre, lequel constitue 2,1 % du texte coranique, contre 5,3 % pour l’Ancien Testament.

En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne paraît pas différent des textes bibliques. La source serait même plus en retrait que certains passages des livres de Josué ou des Rois, et surtout que les justifications byzantines à la guerre bénie par le Christ.

Le Coran ne dessine ni théorie de la guerre, ni dispositif opérationnel et encore moins de conceptualisation du djihad, terme quasiment absent du texte au profit de celui de qitāl (combat, meurtre). Il existe toutefois quelques règles minimales, notamment de non-agression unilatérale, et la place du croyant paraît se situer entre la victime qui se défend légitimement et le fidèle engagé qui, adoptant librement un comportement vertueux pour Dieu, s’élance de toute sa personne, dépense sa richesse et prend tous les risques, lesquels peuvent être mortels. Mais, in fine, la victoire comme la défaite reviennent à Dieu, qui a toujours le dernier mot.

Le sens premier du djihad dans le Coran est : « fournir un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté »   . Mais par sa racine, le terme est l’objet de lectures plurielles. Dans tous les cas, ce qu’il autorise comme violence est conforme aux pratiques de cette époque. Le lecteur du Coran peut-il vraiment y comprendre le sens du mot djihad ?

Sur les 35 versets où la racine du mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle ou morale. Le mot est généralement exprimé sous forme verbale (s’efforcer, s’engager) plutôt que par un substantif (l’effort, et donc « le » djihad). C’est dire l’extrême rareté dans le livre de ce terme tel que l’on croit le comprendre généralement.

Tout lecteur est contraint d’utiliser une grille d’interprétation, car le texte coranique – sur cette question comme sur beaucoup d’autres – n’est nullement explicite par lui-même. Citer à la suite les versets belliqueux sans compréhension de leur contexte historique et littéraire revient à en sacraliser la valeur absolue. Chaque phrase, même prise isolément, serait alors révélatrice de la volonté divine sur l’homme. L’organisation terroriste Daech ne fonctionnait pas autrement en Syrie et en Irak pour justifier ses crimes.

Par exemple, le passage suivant semble un appel militaire explicite (S. 25, 52) : « N’obéis donc pas aux infidèles et lutte contre eux avec lui (jāhidhum bihi) d’une grande lutte (jihādān kabīran) ». La racine du mot se trouve ici à la fois sous forme d’un verbe (s’efforcer, lutter) et d’une locution adverbiale (avec effort, par une lutte), lesquels ne sont pas explicitement militaires, pas plus que le contexte de la sourate. En effet, celle-ci défend l’apostolat de Mohammed à destination des infidèles, leur rappelant à la fois la perspective du Jugement dernier et de la miséricorde divine. Ces versets sont inscrits dans une séquence (versets 45-54) qui illustre la bienfaisance de Dieu. En outre, la préposition bihi (avec ceci, avec lui) n’ayant pas de complément, les interprètes – musulmans ou non – l’ont généralement associée au Coran ou à la prédication prophétique, invalidant ainsi une lutte mortelle derrière la racine j-h-d.

Grâce aux travaux de l’orientaliste Régis Blachère, on peut montrer que 30 des 35 occurrences des termes issus de la racine – notamment celles à valeur militante – se situent dans des sourates datées de l’époque médinoise, ce qui signifie que les légitimations religieuses de la guerre sont liées à des luttes contextualisées contre des ennemis du Prophète, et non à la prédication ou à la définition du monothéisme islamique.

Comment Mohammed pense-t-il et pratique-t-il la guerre ? Son expérience plus globale participe-t-elle à la définition du djihad ?

Le récit des expéditions militaires menées par Mohammed a été mis en place au début du IXe siècle par des scribes qui travaillaient dans l’entourage califal. Or, ces sources tardives, qui justifient les combats du Prophète par des versets coraniques et des hadith (des paroles de Mohammed), dessinent de lui un portrait combattant relativement cohérent. L’acceptation de la guerre est, dans un premier temps, liée à des conditions circonstanciées : son émigration à Médine, la pauvreté de ses compagnons, la vindicte des Mecquois. Après 623, le Prophète est autorisé par Dieu à user des armes malgré les tabous traditionnels. Avec la bataille de Badr en 624, le combat « dans le sentier de Dieu » prend des allures impératives et Dieu lui-même participe à l’affrontement, offrant le Paradis aux morts martyrs. Dès lors se produit une sacralisation du phénomène guerrier, laquelle est aussi le produit d’une relecture califale. L’ennemi est généralement l’infidèle mecquois, c’est-à-dire le païen, mais aussi le musulman hypocrite, mal converti, peu convaincu, ce qui rappelle les violentes querelles internes dans le christianisme byzantin.

Si l’on peut associer à Mohammed la naissance du djihad, du moins à travers ces sources spécifiques, le Prophète n’a cessé d’alterner entre le respect des coutumes anciennes (négociations, rachat des captifs, vaincus épargnés, vengeance tribale, Talion) et une nouvelle manière d’envisager la guerre comme un engagement total pour Dieu (qui est le sens même de djihad), lequel peut aller jusqu’à tuer l’ennemi.

Une doctrine se forge au IXe siècle selon laquelle le djihad, tout en permettant l’extension de l’islam, laisse une place aux populations chrétiennes et juives. À ce moment-là, quelles violences sont acceptées ? et contre quels acteurs doivent-elles être tournées ?

Entre le IXe et le XVe siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. À chaque perception d’une menace – extérieure ou intérieure – contre l’ordre impérial répondait une inflexion de la théorie. Ainsi, l’homicide entre musulmans est clairement prohibé, faute si grave qu’elle est assimilée à de l’infidélité et du polythéisme. Il y a un « sang sacré », intouchable (ḥarām), sous peine d’avoir à payer le « prix du sang », c’est-à-dire le Talion, et un autre qui serait un « sang licite », non protégé par l’islam. Chrétiens et Juifs sont protégés, à moins qu’ils s’arment contre les musulmans. Les polythéistes et les suppôts du diable ont un sang licite. Mais la frontière du djihad traverse l’islam en son sein : les apostats, les hérétiques et les rebelles sont ainsi des ennemis désignés et leur sang est licite. Le djihad impérial n’est nullement monolithique.

Dans une perspective plus actuelle, vous montrez que les interprétations du djihad par al-Qaïda et Daech sont à replacer dans un contexte particulier, caractérisé notamment par les ingérences étrangères. Dans tous les cas, la perception occidentale du djihad est toujours négative. Comment expliquez-vous cette image biaisée ?

Le djihad devient le djihadisme par atrophie de sa polysémie, réduite à sa dimension militante, banalisant le recours à la violence et à la déshumanisation de l’ennemi, rejeté hors du vieux cadre légal protecteur. Or, cet ennemi contemporain est toujours lié à des humiliations provoquées ou approuvées par l’Occident : colonisation, exploitation, autoritarisme, naissance d’Israël, évènements qui entrent en contradiction avec les valeurs promues par cet Occident que même les courants islamistes réclament : liberté des peuples, droits humains, parlementarisme, patriotisme. Le djihadisme est le produit de contextes déprimés, où les solutions nationalistes ayant échoué, la paupérisation gagnant des sociétés aux sous-sols souvent riches, les individus envisagent de participer à des mobilisations armées.

On s’explique ainsi pourquoi la perception occidentale du djihad est toujours négative, malgré la multiplicité des sens du mot. Tout musulman qui viendrait à en présenter une approche non-guerrière se verrait taxer de dissimulation ou de sympathie cachée pour les islamistes. Or, au Moyen Âge, l’islam n’est pas décrit comme particulièrement violent par les auteurs latins, sans doute parce qu’ils savent que les croisés ne sont pas en reste dans la manifestation de la brutalité.

L’image d’une religion violente en raison du djihad se généralise en Europe avec l’époque moderne, à cause notamment de la dichotomie accrue entre le séculier et le spirituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Toutes les sociétés et religions ne vivant pas les mêmes processus de séparation sont dès lors considérées comme archaïques et violentes. Il faudrait donc les libérer de la norme islamique pour les rendre moins brutales. Les crises au Moyen-Orient ont continué d’enraciner chez les Occidentaux cette image. Tout acte violent commis par un musulman est attribué à son identité religieuse, dont il ne serait pas encore débarrassé. Il faudrait donc démilitariser l’islam, quitte à employer pour cela une force armée, évidemment légitime, ainsi le Regime Change en Afghanistan et en Irak.