Une étude des nombreuses lettres adressées à Simone de Beauvoir au cours de sa carrière permettent d'éclairer la révolution produite dans la société par la publication du « Deuxième sexe ».

« Je me sens soudainement très proche de vous et éprouve le besoin de vous le dire » ; « J’ai le plaisir de me compter parmi les admiratrices les plus ferventes de votre œuvre et de votre personnalité ».

C’est ainsi que des milliers de lecteurs et surtout de lectrices (les deux tiers) se sont adressées à Simone de Beauvoir après la parution du Deuxième sexe. La philosophe a en effet reçu plus de 20 000 lettres entre 1949 et la fin de sa vie en 1986. Les réponses que leur faisait Beauvoir, elles aussi nombreuses, ont malheureusement disparu, mais les courriers initiaux ont été soigneusement conservés par la philosophe, et se trouvent désormais anonymisés et consignés dans des boîtes à la Bibliothèque nationale de France ; leur reproduction ou publication est interdite, mais ils sont accessibles à la consultation.

C’est dans ces archives que s’est plongée l’historienne américaine Judith Coffin. Dans l'ouvrage qui en est tiré, elle démontre toute la richesse de ce qu’on pourrait considérer, à tort, comme de banals courriers du cœur. Elle montre en effet que le lectorat de Beauvoir lui adressait ses réflexions et ses expériences, parfois ses objections, « d’une manière qui tient à la fois de la confidence et de l’espoir ». La profusion de ces lettres ainsi que leur régularité atteste de l’impact qu’a eu Le Deuxième sexe dans le débat public : la question de la place des femmes dans la société mais aussi, plus généralement, de l’importance du critère du « genre » dans l’expérience de soi et des autres est désormais devenu un sujet de premier intérêt.

Un corpus épistolaire singulier

Parmi les rédacteurs et rédactrices de ces lettres, on trouve aussi bien des personnes jeunes qu'âgées, étudiantes ou enseignantes, ouvrières ou au foyer, originaires de Paris ou de province, voire du monde entier. Certaines témoignent des bouleversements qu'a produit la lecture du Deuxième sexe dans leur vie de « jeune fille rangée », d'autres manifestent leur désir accru de révolte contre l'ordre social. Et l'amplitude de ce public s'étend, naturellement, au fur et à mesure des années, tandis que Beauvoir gagne en notoriété.

Un point notable de ce corpus de lettres tient également à la variété des formules d'adresse, qui témoigne de l'hésitation des rédacteurs concernant la manière de s'adresser à une personnalité comme Beauvoir. Si la lettre se doit de conserver une certaine distance, inhérente au respect inspiré par la philosophe, elle implique en effet une forme de proximité qu'il n'est pas toujours aisé d'exprimer.

En s'adressant à « Madame de Beauvoir », certains s'excusent d'emblée de ne pas savoir écrire suffisamment bien pour une autrice confirmée comme elle, d'autres s’inquiètent d’être trop lyriques. D'autres encore manifestent leur sentiment de honte de chercher des conseils et d’essayer d’engager une forme d’intimité avec une telle figure d’autorité. Afin d'éviter cette gêne, une correspondante décide même de faire comme si Beauvoir lui avait écrit la première.

Coffin souligne que ces questionnements, si fréquemment formulés en début de lettre, témoignent des sentiments contradictoires et des tiraillements, entre courage et timidité, qui animent les lecteurs lorsqu'ils prennent la plume. Parler de soi, pour ces personnes, constitue une épreuve difficile qui nécessite parfois de s'y reprendre à plusieurs fois. Mais l'évolution de la correspondance permet souvent d'expérimenter la capacité à s'inventer soi-même et à s'affirmer dans l'échange d'idées. Ainsi, le ton est tantôt révérencieux, tantôt provocateur, charmeur ou plein d’espoir.

Un livre d’histoire culturelle

Le partage des expériences, des sentiments ou des fantasmes qui a lieu dans cette correspondance révèlent les intérêts et les questionnements de l'époque. En ce sens, l'ouvrage de Coffin constitue une contribution à l'histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle. Celle-ci est marquée par l'importance croissante accordée au statut des femmes dans la société mais aussi au sujet de l'intimité. L'autrice montre en effet le fond commun qui se dégage de l'évocation, au fil des lettres, de nombreuses situations prosaïques : la maladie, le vieillissement, le logement, la famille, les identités sexuelles et de genre, etc.

Citant à l'appui des extraits de ces lettres et des anecdotes singulières, Coffin s'efforce toutefois d'en explorer la valeur plus large en décentrant la perspective. En s'adressant à Beauvoir, les rédacteurs se font les voix d'une nouvelle subjectivité et d'un nouveau rapport à soi qui émerge durant les « Trente Glorieuses ».

Beauvoir comme modèle

Et si cela s'exprime avec une grande clarté dans cette correspondance, c'est parce que les rédacteurs s'identifient fortement à la philosophe : Beauvoir est une femme de son époque, dont l'écriture est en prise directe avec elle et dont les parti-pris théoriques ont une portée sociale et politique nette. D'ailleurs, les thèmes abordés dans les lettres évoluent d'année en année, parallèlement à ceux traités par Beauvoir dans ses ouvrages.

Ainsi, les rédacteurs demandent à la philosophe des conseils sur le mariage, l’amour, la contraception et se confient sur leurs problèmes personnels d’identité sexuelle ou d’insatisfaction conjugale. À d’autres moments, l'accent se porte sur le contexte politique et les lecteurs trouvent dans la figure de Beauvoir une interlocutrice idéale pour partager leur honte ou leur désarroi vis-à-vis de certains choix de leurs dirigeants (concernant la guerre d'Algérie, notamment).

Mais certaines publications de la philosophe suscitent une tout autre réaction de la part de son lectorat, comme c'est le cas de La Force des choses, et en particulier de son épilogue, dans lequel Beauvoir évoque sur un ton quelque peu dramatique sa relation avec Sartre, fait le bilan de sa carrière et de ses engagements politiques. À la parution de cet écrit, les lecteurs sont déconcertés : cette conclusion sonne comme un retrait, un renoncement qui suspend subitement l'avenir de l'écrivaine, qui serait désormais dépassée par les jeunes générations. Alors les lettres reprochent à Beauvoir son égocentrisme et son pessimisme politique, s'indignent de voir la philosophe briser les attentes de celles et ceux « qui [la] lisent ». Tout se passe comme si les lecteurs s'efforçaient désormais de remonter le moral de leur autrice, refusant de croire qu'ils ont entre les mains « le dernier Beauvoir ».

Cette étude des quelques 20 000 lettres adressées à Beauvoir met en lumière le lien fort et même l'intimité que la philosophe entretenait avec son public. Elle permet de mesurer à quel point, au-delà de la notoriété publique qui lui est associée, la philosophe a construit, tout au long de sa carrière, une sorte de communauté affective et intellectuelle, dont les effets sociaux et politiques ont été significatifs.