Avec Politique du proche, Jérôme Tournadre, chargé de recherche CNRS, partage ses réflexions tirées de son enquête menée pendant six ans auprès d’un mouvement sud-africain consacré aux pauvres.

Cette étude, fort intéressante, amène le lecteur au cœur d’une ville moyenne sud-africaine du Cap oriental, Grahamstown, rongée par la précarité, le chômage et l’insalubrité. Mais plutôt que de se placer au cœur des mécontentements en allant à la rencontre de protestants, Jérôme Tournadre a choisi une approche plus intimiste. Ses observations proviennent principalement de ses échanges entre 2012 et 2018, avec les membres d’un groupe, Unemployed People’s Movement (UPM), le mouvement des sans-emploi qui milite contre les mauvaises conditions de vie dans la township et les zones de logement informel de Grahamstown. Ce collectif accompagne les habitants de ces quartiers dans leurs problématiques du quotidien (accès à l’eau, attribution de logement, demande de bourse universitaire, emploi, etc.). Cette proximité permet à l’auteur de mieux cerner les rapports sociaux et les interactions des membres de l’association qui ont fait émerger un véritable mouvement des pauvres.

Des émeutes pour commencer

C’est par un contexte d’ultra violence que Jérôme Tournadre débute son propos permettant de mieux poser les racines des multiples maux qui touchent la ville observée ainsi que tant d’autres en Afrique du Sud. En octobre 2015, la ville de Grahamstown « plongea dans les eaux boueuses de la xénophobie ». Des centaines de commerces tenus par des étrangers ont été pillés, détruits et incendiés. Tout est partie d’une rumeur, des femmes retrouvées mortes et l’arrestation d’un commerçant pakistanais de confession musulmane. Mais de telles scènes de violences ne sont pas nouvelles dans le pays et s’inscrivent au contraire dans le cadre de lynchages perpétrés dans d’autres villes : Johannesburg six mois avant (une dizaine de victimes), vague d’agressions à l’encontre de familles originaires du Zimbabwe, Malawi, Somalie, République démocratique du Congo et du Burundi en mai 2008 (dix jours d’émeutes, une soixantaine de morts). Les ferments de ces colères résident dans des réalités ordinaires : angoisse due à la précarité et à l’absence de perspective d’emploi mais aussi les perceptions faussées des étrangers perçus comme immoraux. Au cœur de ce chaos, en 2015, des hommes et des femmes, des figures emblématiques de la communauté de Grahamstown, ont porté secours aux commerçants étrangers en tentant de raisonner des émeutiers qu’ils connaissaient bien puisqu’ils étaient tous issus des quartiers les plus pauvres de la ville.

Une approche anthropologique et territoriale

Fondée en 2009, l’UPM est resté depuis sa création, l’un des seuls mouvements qui a continué à incarner les contestations des plus pauvres à travers différentes actions telles que l’interpellation d’élus locaux, les sit-in, le porte à porte, les réunions collectives, l’édification de barricades pour porter les revendications des habitants des quartiers les plus modestes de la ville.

Jérôme Tournadre souligne que c’est au travers des relations de la vie quotidienne que peuvent être perçu les prémices de la contestation, ce qui explique son approche anthropologique. Cet angle permet de centrer ses observations sur « le proche » et d’éviter une démarche plus globale fondée sur la souffrance sociale. Son enquête fait émerger des histoires à la frontière de l’individuel et du collectif.

La description précise de l’organisation du territoire de la ville est très importante car elle permet de visualiser le terrain d’observation et de comprendre les relations et actions des membres du mouvement, qui à leur façon, font de la politique.

Les infrastructures locales sont vétustes, délabrées et ne permettent pas aux habitants de se projeter en dehors de la township notamment à cause de l’inaction des élus locaux, parfois mêlés à des affaires de corruption dans le cadre des attributions de logement. On découvre tout d’abord les logements RDP (Reconstruction and Development Program) issus d’un programme de construction du milieu des années 1990, dont les malfaçons ont provoqué des « fissures, fuites récurrentes et, parfois, effondrement des murs  ». Viennent ensuite, les logements informels qui se sont formés par des occupations illégales de terrains. À titre d’illustration, en Thembeni : « une parcelle de veld et de marécages sur laquelle ont été bâties des dizaines de baraques en tôle et autant de ces maisons en terre que l’administration municipale classe pudiquement dans la catégorie de logements traditionnels ».

Dans cet espace, touché par une extrême pauvreté, les transports publics sont absents, seuls ceux qui ont les moyens de payer des taxis (collectifs ou non) peuvent se rendre dans le centre-ville. Et comme beaucoup d’autres township à travers le pays, l’électricité fait défaut et les habitants fonctionnent avec le système D, qui conduit très souvent à des incendies mortels. Le tableau dressé laisse peu de doute sur le sentiment d’abandon et de mise à l’écart qui anime les habitants de ces quartiers, qui se considèrent comme des « parias urbains », cloisonnés au quotidien dans leur précarité, alors que dans le centre-ville se trouvent les commerces de proximité et surtout un important campus universitaire élitiste, Cecil Rhodes, vestige de l’histoire « blanche » de la ville. Les jeunes de la township qui parviennent à intégrer l’université ne sont d’ailleurs plus considérés comme des membres des quartiers populaires mais comme appartenant à l’élite. Alors qu’ils ne se sentent pas intégrés lorsqu’ils vivent sur le campus et vivent entre deux mondes bien distincts « eux », « nous ». Ils sont dénommés « umlungu », homme blanc) par leur propre communauté.

Un militantisme au service de la communauté

Jérôme Tournadre opère une distinction au sein du mouvement, deux conceptions cohabitent : un « nous » général renvoyant aux contours de la communauté et un « nous » plus restreint faisant référence au mouvement protestataire c’est-à-dire les pauvres qui se battent pour les pauvres. Et ce dernier implique du sacrifice et de l’abnégation car militer c’est aussi s’exposer physiquement et judiciairement. Mais surtout, les habitants se sentent représentés par leurs semblables ce qui permet une proximité au quotidien et une familiarité due à des expériences de vie parfois similaires. Parmi ces militants, quelques personnalités ont émergé pour devenir les « leader » de la communauté. Comment ?

Ils sont présents au quotidien dans leurs quartiers et répondent aux questions qui leur sont posées à toute heure, proposent des solutions et accompagnent les demandeurs dans leurs démarches. Ils se font parfois assister pour des questions plus pointues, par une association de juristes présente dans la ville. Ce sens du dévouement leur confère une certaine notoriété qui a permis de développer des petits groupes de l’UPM dans des quartiers où ils n’étaient pas présents et de s’y implanter durablement. Ils ont pu également, par leur activisme, apporter des ressources au mouvement.

Une jeunesse militante dénuée de fatalisme

Loin de nous livrer les portraits d’une jeunesse désœuvrée tournée vers l’attentisme et la fatalité, Jérôme Tournadre présente des jeunes militants ambitieux, souhaitant sortir de leur précarité alors même que la plupart d’entre eux vivent chez leurs parents avec d’autres membres de leur famille. Cette absence de renoncement trouve ses origines dans leur implication au sein du mouvement qui s’apparente pour eux à une forme de travail qui fait sens. La poursuite des études est un objectif important pour la majorité d’entre eux. L’UPM a d’ailleurs noué des liens avec l’université de Rhodes et permis à certains jeunes d’obtenir une bourse afin d’obtenir un certificat de fin d’études. Leur implication au sein du mouvement, avec les membres, leur a donné une conscience politique. C’est ce qui s’est passé pour Likhaya, qui a rejoint l’UPM quelque temps après l’assassinat de sa sœur.

Côtoyer des activistes a ainsi permis à ces jeunes de devenir des figures emblématiques de l’association, voire même des « leader » dans leur quartier. Car le « militantisme au quotidien […] est également un moyen d’accéder à de nouvelles compétences ». Ils ont davantage pris conscience des difficultés du quotidien affrontées par les habitants et se sont investis pour apporter à leur tour un soutien efficace valorisant leur place et utilité au sein du mouvement.

 

L’angle proposé par Jérôme Tournadre pour aborder cette passionnante enquête offre une vision parfaitement juste et claire de la réalité quotidienne d’une township. Cette approche individuelle d’un mouvement protestataire collectif permet d’appréhender tous les aspects de la vie quotidienne d’un mouvement de pauvres et s’éloigne du portrait pessimiste que l’on attendrait compte tenu du contexte de précarité locale. Des figures émergent parmi les portraits que l’on découvre tout au long de l’ouvrage, des volontaires passionnés, habités par une certaine force, refusant l’attentisme et le renoncement pour que certains pauvres puissent sortir du cadre qui leur a été assigné et déjouer le fatalisme local.