La théorie littéraire s'est toujours efforcée de définir ce qu'« est » la littérature. Florent Coste s'interroge pour sa part sur ce que « peut » la littérature, et notamment sur sa valeur subversive.

La littérature est redevenue un sujet d’intérêt public ces dernières années, grâce à l’émergence de nouvelles écritures qui attirent un plus grand nombre de lecteurs. Les débats à son sujet se multiplient dans les médias et elle redevient une pratique vivante, soutenue par des exercices critiques ou des ateliers d’écriture ouverts au grand public.

Pour sa part, c’est en théoricien que Florent Coste, médiéviste et maître de conférences en littérature à l’Université de Lorraine, aborde la littérature contemporaine. Mais son objectif n’est pas pour autant de définir une norme littéraire ni de répondre de manière unilatérale à la question « Qu’est-ce que la littérature ? ». La question à laquelle il s’attelle est d’ordre politique : « qu’est-ce qui et qui est-ce qui peut ou doit délimiter ce qu’on peut appeler “littérature” ? ».

Avant de se lancer dans la lecture, il convient toutefois de préciser que cet ouvrage requiert une certaine connaissance des débats littéraires récents et des ouvrages de référence dans le domaine de la théorie littéraire (à commencer par les thèses d’Antoine Compagnon, discutées dès le début du livre).

Que « peut » la littérature ?

En fil rouge de l’ouvrage, on trouve une réflexion sur ce que « peut » la littérature, conçue comme un acte de résistance contre la logique utilitaire et de consommation des produits culturels. L'auteur se tient à distance du poncif — volontiers ressassé par les décideurs politiques ou les essayistes médiatiques — selon lequel la littérature (et notamment « la » littérature par excellence que serait la littérature classique) constituerait un rempart contre notre époque de décadence et d’ignorance grandissante. Coste se méfie tout autant des discours condescendants, qui attaquent volontiers l'enseignement de la littérature — prenant par exemple pour cible La Princesse de Clèves.

Au-delà des productions littéraires contemporaines elles-mêmes et des débats que suscitent dans la critique les grands succès commerciaux (encensés par les médias, dénigrés par les universitaires), l'auteur se penche sur la littérature en tant que champ, c'est-à-dire en tant qu'espace de pouvoir agissant sur la langue et sur les esprits. L'écriture apparaît dès lors comme un geste fort, permettant de produire des affects, des figures ou des symboles sociaux nouveaux.

La mort de la littérature et la renaissance du public

La discussion menée par Coste se confronte d'emblée à une certaine théorie littéraire, qui s'est édifiée sur la condamnation de quelques grands mouvements du siècle précédent, tels que le Nouveau Roman ou le structuralisme, lesquels avaient réfuté l’idée d’une littérature décrivant le réel, déconstruit la notion d’auteur et de personnage et renoncé à la linéarité narrative. Aux yeux de ces théoriciens, de telles œuvres témoignaient d’un nombrilisme linguistique évident, qui avait coupé la littérature du « public ». Aujourd’hui, c’en serait donc terminé : la littérature française serait redevenue transitive, au sens où elle s’adresserait de nouveau à un public et lui parlerait du monde plutôt que de soi.

Mais cette théorie littéraire repose sur l'idée que l'auteur se trouverait au centre du processus d'écriture, replacé au cœur de son « moi », comme si la littérature était le résultat d'un face-à-face pur et sans médiation d'un sujet avec le monde. Or, pour Coste, cela évince la question du rôle social de l'auteur et de la place qu'il occupe ou qu'il cherche à légitimer dans l'espace public. Son idée peut se traduire selon un jeu de prépositions : si la littérature contemporaine doit être produite pour tous, cela signifie-t-il que l'auteur est au service de tous, qu'il écrit à leur place, en leur nom ? Et peut-il même prétendre le faire parmi eux ou avec eux — alors même que l’artiste est le plus souvent à côté d’eux plutôt qu’à leurs côtés ?

L'auteur n'est donc pas convaincu par le récit d'une grande revanche de la littérature contemporaine sur celle du siècle dernier, car pour « retrouver » le monde et le public, encore aurait-il fallu les perdre effectivement.

La littérature comme champ de bataille

L’enjeu réside plutôt, à ses yeux, dans une réflexion sur la place qui est socialement accordée à la littérature, dans un contexte où la production littéraire est essentiellement soumise à une logique marchande — les ouvrages étant conçus comme des produits de consommation — et de judiciarisation — les droits d’auteur, la propriété intellectuelle, le statut inexistant des travailleurs invisibles.

Dans cette situation, l’idée selon laquelle la littérature constituerait un bastion de résistance soustrait aux logiques globales est quelque peu chimérique. Pour autant, il serait également trop schématique de traiter la littérature comme un simple reflet de la société ou comme un effet docile de l’économie, en s’appuyant sur une lecture superficielle de la sociologie de la littérature et de travaux comme ceux de Lucien Goldmann, qui ont étudié les effets, sur l’écriture, des conditions matérielles de production et de diffusion des livres.

Coste dépasse quelque peu ces débats binaires grâce à une réflexion sur la poésie ainsi que sur les formes prises par la littérature hors de son format traditionnel, à savoir le livre. La diffusion de la littérature sur les réseaux sociaux ou dans les lieux publics sous des formes variées (performances poétiques, poésies sonores, lectures publiques, happenings, conférences, interventions, etc.) implique de reprendre à nouveaux frais la question des définitions possibles de la littérature et d’ébranler les catégories traditionnellement établies à son sujet.

Coste insiste, tout du long, sur la nécessité d’ouvrir à un large public cet espace de jeu et de subversion et sur la possibilité d’appeler « littérature » les formes pourtant non-traditionnelles qui en émergent, inquiétant notamment les normes de rentabilité. Ce faisant, il renoue avec ce qu’il qualifiait dans un précédent ouvrage (Explore. Investigations littéraires, Questions théoriques, 2017) de « potentiel de dissidence, de critique ou de désordre » de la littérature. Au terme de la lecture de l’ouvrage, on se demande si la littérature ne serait pas finalement devenue une zone à défendre.